▬ Chapitre 59 : 1916.

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   6 novembre 1916, 22h19.

   Bataille de la Somme, France.

   Hôpital de la brigade St. John.

   Lorsqu'Alma remonte dans le grenier ce soir là, c'est pour retrouver une fois de plus un Thomas Shelby parfaitement immobile dans son lit.

   Ce n'est pas une pointe de déception qui la traverse, c'est une lance toute entière. Une épée. Une hache.

   La nuit dernière, il lui avait tenu la main. Il avait pris sa main dans la sienne et ne l'avait pas lâchée jusqu'à ce qu'elle s'endorme. Quand elle s'est réveillée ce matin, leur mains ne se touchaient plus, mais se frôlaient encore sur les draps.

   Alors elle avait passé la journée à espérer. Espérer que, petit à petit, les choses iraient mieux ; espérer que, jour après jour, il se réveillerait pour de vrai.

   Mais ce n'est pas pour ce soir. Ce soir, il a les yeux ouverts, mais n'est une fois de plus pas vraiment là. 

   Elle s'est assise au bord du lit à côté de lui. A posé sa main sur la sienne, a serré ses doigts entre sa paume. A compté les phalanges de sa main droite, de sa main gauche, de ses mains à elles. A récité une prière, ses mains entre les siennes, une courte prière qu'elle ne connaissait pas mais qu'elle a assez souvent entendue marmonnée par des patients pour s'en souvenir par cœur. 

   Rien n'y a fait.

   Alors elle l'a laissé tranquille, «mais juste pour ce soir», a-t-elle précisé à voix haute pour qu'il évite de se faire des idées. Car elle l'a décidé il y a bien des jours de cela : elle ne le laissera pas. Pas tant que les combats feront ravage ici, en France, et pas après non plus. Et pas non plus une fois que la guerre sera finie, à condition qu'elle s'arrête un jour.

   Si d'ici là bas, son état ne s'est pas encore amélioré, elle demandera à Soeur Margaret de l'aide pour organiser leur transport jusqu'en Angleterre. Elle devrait avoir assez d'économies de côté pour payer le transport jusqu'à Birmingham, où elle se débrouillera pour trouver la famille Shelby - des bookmakers portant ce nom à Small Heath, il ne doit pas y en avoir beaucoup.

   Ensuite, elle verra. Si sa famille - sa tante, ses frères, sa sœur - ont assez de place chez eux pour s'occuper de Tommy, ainsi que les moyens financiers pour subsister à un adulte qui ne travaille pas, alors elle demandera à rester avec eux pour s'occuper de lui. Elle est sa femme, après tout, que leur mariage ait été une mascarade ou non.

   Et si la maison des Shelbys ne s'avère pas un endroit optimal pour garder Thomas à long terme, alors elle rentrera à Smethwick avec lui. Et c'est Oswald qui paiera pour les médicaments, la nourriture, les soins, pour tout. Et si Ossie n'est pas d'accord, tant pis pour lui. Elle le menacera de débarquer chez des riches amis du parlement à lui pour demander l'hébergement pour elle et Tommy, et son frère acceptera déjà. Oui, il lui fera certainement vivre un enfer - encore plus après qu'elle se soit enfuie de la façon dont elle l'a faite, mais ce n'est pas grave.

   Le plus important, c'est que Tommy ait quelque part de propre, de chauffé, de paisible où se rétablir. 

- Bonne nuit.

   Après s'être changée, Alma se glisse sous les draps. Elle éteint la lumière.

   Pour une fois, le bruit sonore constant émanant de l'hôpital en bas est si faible qu'elle n'entend rien d'autre que le son de sa respiration à elle, ainsi que la sienne à lui. 

   Il respire si doucement. Elle essaye de se calquer sur son rythme, mais a l'impression de faire de l'apnée tellement elle est lente.

   Alma se tourne sur le côté, de façon à être en face de son dos. Enfin, elle ne le voit pas, mais elle sait que l'arrière de sa tête, sa nuque, le haut des vertèbres de sa colonne vertébrale doivent être à une trentaine de centimètres de son visage.

   Elle ferme les yeux et imagine ce que cela ferait de les toucher. Vertèbre par vertèbre, du bas de son crâne jusqu'au col de sa chemise. Un espace pas plus large qu'une paume de main, qui lui semble tout à coup être la chose la plus fascinante du corps humain alors qu'elle ne le voit même pas. 

   A un moment - elle ne sait pas exactement quand cela a commencé -, elle prend conscience des larmes qui lui glissent sur le visage. Elle les essuie d'un revers de la main, clignant plusieurs fois des yeux pour chasser les nouvelles arrivantes. 

   Jamais n'a-t-elle autant désiré quelque chose que de se lover contre lui à cet instant. Si elle se décale de quelques dizaines de centimètres vers lui à peine, elle pourrait poser une joue contre son dos, contre son omoplate. Elle pourrait poser une main par-dessus sa taille, la laisser retomber mollement de l'autre côté dans un premier temps avant de laisser ses doigts s'agripper au tissus de sa chemise. Ensuite, elle pourrait passer une jambe, un mollet, par dessus les siennes, pour être certaine qu'il ne s'en aille nulle part.

   Et ils resteraient comme ça pendant des heures. La fatigue ferait qu'Alma s'endormirait à plusieurs reprises, pour des petites phases de sommeil, mais à chaque fois qu'elle se réveillerait à nouveau, ils n'auraient pas bougé d'un centimètre.

   Tout ça, ç'aurait été si Alma avait osé. 

   Mais elle n'ose pas. Parce qu'elle a trop peur de le blesser, de l'envahir.

   Parce qu'elle a trop peur que s'il était conscient, il ne la laisserait pas faire.

   Parce qu'elle a trop peur d'avoir eu davantage le temps de s'attacher à lui que la réciproque n'est vraie.

   Alors Alma se retourne dans le lit, de façon à lui tourner le dos. 

Thomas Shelby » Peaky BlindersOù les histoires vivent. Découvrez maintenant