▬ Chapitre 54 : Alma.

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   4 mai 1926, 11h45.

   Carleton House, Wednesbury.

- Tu es certaine que je ne dois pas appeler le médecin? insiste May pour la vingtième fois en deux heures. Juste pour être certaines.

   Et, pour la vingtième fois, Alma secoue la tête. Elle aura d'horribles bleus tout le long des tibias, c'en est certain, mais ses symptômes se cantonnent heureusement à cela.

   May s'installe sur le fauteuil en face d'elle dans le petit salon. C'est une des rares pièces qui ont été récemment rénovées et tout y a l'air si neuf que l'on se croirait dans une brochure d'ameublement fraichement imprimée - tout dans les tons bleu foncé, avec des jolies finitions en bois peint en noir. Heureusement que les grandes fenêtres laissent entrer beaucoup de lumière, pense Alma, car cela donnerait presque l'impression d'être dans une église sinon. 

- Bon, si tu le dis... (May croise une jambe sur l'autre, ne semblant pas aussi à l'aise que d'habitude.) A propos de ce que je crois que tu as vu, maintenant, je -

- Je n'ai rien vu du tout, l'interrompt-elle doucement. 

   Ce n'est pas vrai, bien évidemment - Alma s'est repassé la scène en boucle et en boucle dans la tête, cherchant à mettre du sens sur ce qu'elle a entr'aperçu dans le couloir.

   May hoche la tête, un faible sourire indiquant qu'elle n'en croit pas un seul mot sur les lèvres.

- Dans le cas où quelque chose te reviendrait à l'esprit par la suite, Alma, j'aimerais te prier de ne pas en parler à qui que ce -

- Oh, bien sûr que non! (Alma s'est exclamée si spontanément qu'elle a failli faire tomber la tasse de tisane vide qu'elle a entre les mains.) Je veux dire : bien sûr que si, par tout hasard, je me souvenais de quelque chose dont je ne me souviens pas actuellement parce que je n'ai rien vu, je n'en dirai mot à personne. 

- Merci, Alma.

   S'en suit un long moment de silence. Au début, Alma croit que May va finir par se lever pour aller vaquer à ses activités quotidiennes qui n'impliquent pas d'embrasser des duchesses dans des couloirs - est-ce que Tatiana Petronova est-encore ici, d'ailleurs? Pourvu qu'elle ne reste pas pour déjeuner à Carleton House...

   Mais May reste assise dans son fauteuil, ne prenant même pas la peine de prendre le journal posé sur la table basse entre elles pour faire mine de lire. Non, elle est là comme si elle attendait quelque chose, comme si elle attendait à la gare que son train arrive, comme si -

- Je m'excuse si ce que tu n'as pas vu t'a, dans une quelque mesure que cela soit, perturbée. Nul besoin de souligner que cela n'était pas notre intention.

   Notre. Comment est-ce que May et Tatiana Petronova peuvent former un «notre»? 

- Je n'ai rien vu, confirme Alma, donc la question ne se pose pas. 

   Alma fait mine de boire dans sa tasse vide en espérant que son interlocutrice n'ait pas remarqué que la tasse est vide. 

   May soupire en s'adossant contre le dossier de son siège, les deux bras posés sur les accoudoirs. A cet instant, elle lui fait penser à Mme Donnelly, la gouvernante qui était chargée de l'instruction des enfants Mosley il y a bien des années de cela. Alma aimait bien Mme Donnelly, qui lui paraissait, du haut de ses dix ans, comme la femme la plus extraordinaire du monde - elle était née en Egypte, avait navigué jusqu'en Australie, avait travaillé comme préceptrice en Italie... Au lieu de les embêter avec des dictées ennuyantes sur le thème de la cuisine ou de la bicyclette, elle leur faisait noter des récits de ses aventures aux quatres coins du monde. 

Thomas Shelby » Peaky BlindersWhere stories live. Discover now