Le Jura. Des montagnes, des lacs, des forêts, ses colonies de vacances sportives et aussi, ses maisons de repos pour alcooliques et autres addicts aux substances illicites qui ramollissent le cerveau. Voilà ce qu'était ce massif pour Kilian, depuis qu'il avait appris qu'il passerait ses vacances à moins de cinquante kilomètres de sa mère. Le jeune garçon ne voulait pas la voir, il n'en avait aucune envie. Il la détestait, il l'avait toujours détestée depuis sa naissance, et cette haine n'avait fait que grandir jusqu'à atteindre son point culminant le jour de son dixième anniversaire, où, bien malgré lui, il n'avait eu d'autre choix que d'assister, planqué dans la salle de bain, au chevauchage de sa génitrice par l'homme qu'il était habitué à appeler « Parrain ».
Il lui avait fallu attendre quelques années de plus pour comprendre que ce salaud était en fait son père biologique. Il avait fallu une dispute de plus, une dispute de trop, pour que la vieille sorcière balance l'amère vérité à la gueule de toute la famille. Kilian était un bâtard. Enfin, même si le mot était sévère, c'était comme ça qu'il se voyait. C'était la vérité, sa nature profonde. C'était pourquoi il ne pouvait faire autrement que de la détester, juste pour ne pas avoir à se haïr lui-même.
Malgré tout, rejeter sur elle tous ses malheurs n'aidait pas l'adolescent à maîtriser sa colère ni à calmer ses larmes. Il le savait, c'était bien trop facile, la solution était ailleurs. Elle restait sa mère. Sans doute aurait-il préféré ne pas en avoir. Après tout, on n'a pas besoin de deux parents ! Déjà qu'un, c'est compliqué à gérer, alors deux, cela relève souvent du masochisme. Son pote Gabriel qui avait déménagé à la fin de la cinquième n'en était-il d'ailleurs pas la meilleure preuve ? Ce jeune garçon aux cheveux châtains et aux yeux bleus, orphelin de père, arrivait bien à sourire et à être heureux malgré ce manque insupportable. Parfois, quand ses parents se disputaient, Kilian l'enviait. Lui au moins, c'étaient les souvenirs des moments agréables qui le faisaient pleurer, pas la peur des beignes et des humiliations qui ne pouvaient que s'accumuler. Mensonge. Le blondinet savait que si Gabriel était si joyeux, c'était avant tout parce qu'il enfouissait au fond de son cœur ses propres souffrances. Les apparences peuvent facilement tromper la terre entière, mais Kilian n'était pas une planète habitable. Ses yeux n'étaient pas de la couleur de l'océan. Ils ressemblaient bien plus à une nébuleuse d'un vert étincelant.
Dans la voiture qui l'amenait jusqu'au centre dans lequel était internée Marie, le futur lycéen cogita. Même s'il voulait se persuader qu'il avait raison, il était bien obligé de reconnaître qu'il avait tort. Tout cela à cause d'Aaron, cette foutue panthère au pelage si doux qui lui avait simplement répondu « C'est ta mère quoi. Même si tu l'aimes pas, c'est ta mère... », lorsqu'il lui avait demandé ce qu'il devait faire. Cette simple phrase avait achevé de convaincre le Candide aux boucles dorées qu'il était plus sage de sacrifier quelques heures pour suivre son père – et donc repousser d'autant de temps les retrouvailles avec son amoureux – que d'attendre devant le bus dans lequel ils devaient faire le chemin ensemble. En regardant l'horloge de son téléphone qui semblait presque bloquée, il n'avait plus qu'une seule hâte : que le temps passe plus vite et que ce soit déjà le lendemain, quatorze heures, moment précis où son père devait le lâcher à Sport & Fun pour deux semaines de vacances sportives et amoureuses. Kilian trouvait plus intéressant de penser à Aaron qu'à sa mère. Malheureusement, cela n'avait pas l'effet positif escompté, bien au contraire. Plus il songeait au garçon qui, le premier, l'avait réellement aimé, plus ce dernier lui manquait. Et même l'éventualité presque certaine de le serrer contre lui dès le lendemain n'y changeait rien. Ces retrouvailles n'étaient que temporaires. Après la joie de pouvoir le voir, le toucher, le humer et l'embrasser, reviendrait comme un boomerang en pleine poire la peine causée par une séparation inéluctable. Alors, il regarda la route, les arbres, les virages et les panneaux comme si plus rien n'avait d'importance.
« Dis, p'pa, ça t'est déjà arrivé de ressentir ce putain de malaise ? Je veux dire... tu sais que t'es vivant, mais à l'intérieur, t'es comme éteint, comme un zombi un peu. T'avances, tu marches, tu peux même mordre mais... c'est comme si les tripes n'y étaient plus. Comme s'il manquait une partie de toi-même... Je sais que c'est complètement con, mais depuis qu'il est parti... J'sais pas... l'année dernière, j'me suis tellement accroché à lui, on s'est tellement battus ensemble que, maintenant, j'me demande si j'ai le courage de continuer le combat tout seul. Les regards, les sous-entendus, la méchanceté des gens... J'ai peur en fait. Je sais pas où je vais, je sais pas comment j'y vais. J'ai l'impression d'avoir grandi, mais au fond d'moi, je sais qu'ce n'est qu'une impression, que je suis toujours un gosse, complètement immature, incapable de réfléchir quand il stresse et qui préfère chialer plutôt que de se remettre en question quand les choses vont pas bien... »
Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Les yeux humides et la gorge nouée, Kilian ne s'était même pas rendu compte qu'il s'adressait à voix haute à son chauffeur. Les yeux toujours fixés sur les panneaux qui défilaient, il ne le regardait pas. En réalité, il n'attendait même pas de réponse. Il pensait juste, et cela lui faisait du bien. Pour un jeune adolescent, rentrer au lycée, c'est grandir d'un seul coup. C'est passer de gamin à jeune adulte en même pas deux mois. Personne n'est préparé à ça. En avoir conscience était sans doute la pensée la plus mature qu'il ait jamais eue. Elle ne faisait que masquer la triste réalité. Il n'était pas prêt.
François, lui, sentit sa respiration se bloquer. L'espace d'un instant, la route n'existait plus. Il n'y avait plus devant lui qu'un flot ininterrompu de voitures qui semblaient couler sur le béton comme de l'eau sur un rocher. Cette confession, cette marque de confiance, elle le submergeait. Une seule pensée traversa son esprit. Heureusement que son adolescent ne le regardait pas, sinon, il aurait pu apercevoir ce symbole que le père ne voulait pas montrer. Une simple goutte salée et orpheline qui coulait sur un visage mal rasé.
« Oui, ça m'est déjà arrivé. En fait, à peu près quand tu es né. Quand j'ai commencé à déconner et quand ta mère s'est mise à changer. Je ne sais pas qui est le plus à blâmer entre elle et moi. Savoir qui a commencé à dérailler, c'est un peu le serpent qui se mord la queue, même s'il y a des choses que je n'aurais jamais dû faire et que je regrette vraiment. Moins j'étais présent, plus elle me rejetait, et plus elle me rejetait, moins j'étais présent. Alors, pour ne plus y penser, je me suis renfermé sur moi-même. On avait deux beaux enfants, c'était tout ce qui comptait. Enfin, c'est ce que je pensais à l'époque. J'ai mis presque quinze ans à comprendre que l'important, ce n'est pas de faire des gosses ou de les élever, mais de les rendre heureux... »
Kilian ne décolla pas le front de la vitre. Il ne pouvait tout simplement pas faire autrement que de regarder les arbres défiler à toute vitesse. Il ne pouvait pas montrer ce visage rouge et défiguré par les larmes et les grimaces à l'homme qui lui avait donné son nom, mais qui pourtant ne l'avait pas conçu. La gorge trop sèche et la poitrine trop douloureuse, il ne pouvait même pas lui dire qu'il l'aimait et qu'il voulait lui pardonner, même si c'était difficile. À ses yeux, grandir était juste une autre torture inventée par Dieu pour faire souffrir les enfants innocents. Une parmi toutes celles de l'univers. Sans doute une punition adaptée pour l'espèce animale la plus immorale et violente de toutes. Pourtant Kilian n'avait pas commis d'autre crime que de simplement naître puis de tomber naïvement et sincèrement amoureux d'une drôle de panthère envoyée à lui pour son salut, à moins que ce ne fût pour sa damnation.
Enfin, après de nombreux virages, la voiture arriva devant l'Hôtel de la Poste d'un petit village perdu entre les mélèzes. L'air était plutôt frais pour ce mois de juillet, à cause de l'altitude. Après avoir jeté les sacs dans la chambre où ils passeraient la nuit, François et Kilian reprirent la route, en direction du centre « Les Campanules », nommé ainsi à cause des nombreuses fleurs qui longeaient le chemin jusqu'à la réception. L'adolescent inspira un grand coup puis agrippa sans même s'en rendre compte la main de l'adulte qui l'accompagnait. La sensation de cette paume chaude et rassurante raviva en lui des souvenirs d'enfance, lorsque François s'occupait encore de lui et qu'ils faisaient tous deux, les doigts entrelacés, le chemin vers la plage en été. Plutôt que de la lâcher, Kilian compressa encore plus fort entre ses phalanges cette main réconfortante, tout en regardant ses baskets vert fluo légèrement usées qu'il avait chaussées volontairement pour les activités salissantes qui l'attendaient.
« J'veux pas lui parler. Franchement, j'veux pas. J'me sens pas bien ici, les gens sont bizarres. Ils ont tous le regard éteint, on se croirait dans un hôpital, j'sens que je vais gerber, là... »
François soupira. Venir était déjà un immense effort, il ne pouvait pas lui en vouloir.
« Je vais discuter un peu avec ta mère et ensuite, on y va. Si tu veux, tu peux te promener dans le jardin en attendant. Si tu changes d'avis, demande à la réception son numéro de chambre. »
Que pouvaient-ils bien avoir à se dire ? En flânant à travers les bosquets, Kilian ne pouvait s'empêcher de se poser cette foutue question. À sa connaissance, ses deux parents à l'état civil ne s'étaient pas reparlé depuis que Marie avait quitté la maison, l'hiver dernier. C'était sa tante Suzanne qui servait d'intermédiaire. Rien que d'imaginer ce qu'ils pouvaient se raconter lui foutait les boules. Si François avait essayé de le faire venir, lui et pas son frère Cédric, c'était qu'il y avait bien une raison. Et cette raison, c'était forcément son devenir. Un peu tard pour se soucier du bonheur et de l'avenir de son gosse, non ? En shootant dans les pierres, Kilian grommelait. Il avait quinze ans. Même si cela ne se voyait pas sur son visage, il n'était plus un gosse. Il voulait juste grandir normalement jusqu'à sa majorité et ensuite vivre sa vie comme il l'entendait. Après tout, il savait que son frère et sa tante, et même Michel, le père de son meilleur ami Martin, seraient toujours là pour lui, pour l'aider, l'héberger et le nourrir en cas de coup dur. Il n'avait pas besoin de parents. Juste d'amour.
Après plusieurs minutes à vagabonder entre les pots de fleurs, les dalles et les ivrognes en plein sevrage, le jouvenceau dut se rendre à l'évidence. Il était bel et bien perdu. Cette clinique privée avait beau être petite, elle était bâtie sur un terrain immense et labyrinthique, délimité discrètement par des grillages envahis par les lierres, les plantes grimpantes et les thuyas. Il ne lui restait plus qu'à retourner sur ses pas en espérant tomber sur l'entrée, ce qu'il fit sans sourciller. Ce fut à ce moment-là qu'il tomba nez à nez avec elle. Avec ses cheveux gras et mal coiffés ainsi qu'avec son air d'alcoolique qui marquait si terriblement son visage, il la trouvait laide. Il serra les poings en agrippant ses manches légèrement trop grandes pour lui, les yeux fixés sur le sol pour ne pas croiser le regard de cette vipère. La voix de François le poussa à relever la tête.
« Kilian, tu es là ! Je ne te trouvais plus, du coup, avec ta mère, on a décidé de marcher un peu à ta rencontre. Elle est vraiment contente que tu sois venu. Tu ne veux pas lui dire un mot ? »
Les yeux gorgés de larmes et lèvres serrées, l'adolescent fit le signe « non » de la tête. Ce n'était pas qu'il ne voulait pas. Juste qu'il ne pouvait pas. Il n'avait rien à lui dire. Il ne voulait rien lui dire. Il se devait de la haïr, il n'avait pas d'autre choix. C'était trop tard. Et pourtant, le sourire apaisé qu'elle lui rendit le pourfendit de toutes parts. Même si elle était toujours la même, Marie semblait, à cet instant, différente.
De retour à l'hôtel, Kilian se jeta sur son lit, le nez planté dans son oreiller. Enfin, il pouvait se laisser aller à la crise de larmes qu'il avait retenue toute la journée. Compréhensif, François s'assit à ses côtés et lui caressa la nuque. C'était bien là le seul geste de tendresse qui marchait à tous les coups avec son grand garçon. Ce dernier se redressa et sécha ses yeux d'un revers de manche, avant de bégayer une légère plainte.
« Tu... tu crois qu'elle va... qu'elle va vraiment changer ? »