Jorge n'avait pas une seconde à perdre. Son entorse lui donnait envie de hurler à chaque pas, son souffle était court et l'anxiété lui broyait la poitrine, mais il n'avait pas le temps de se plaindre : l'une des Corsaires était lancée à ses trousses et la vie de ses deux camarades inconscientes dépendait de sa capacité à fuir. Ravalant les larmes qui lui montaient aux yeux, il continua d'avancer en pensant à leur navire. Dès qu'ils seraient à bord du Seagull, dès qu'Arthur serait là, tout irait mieux.
Un mouvement sur son épaule attira son attention. Haru remuait légèrement, crachotant quelques gouttes de sang. L'attaque de Muay Tina l'avait frappée de plein fouet, avec une ampleur telle que son fluide ne lui avait pas permis de l'éviter.
- Jorge... Sur la plage... marmonna-t-elle entre deux toux.
- Oui, oui ! On y est presque, ne t'inquiète pas !
Alors que la falaise se rapprochait, la jeune femme agrippa fermement le bras de son camarade.
- Non, tu... Tu ne comprends pas ! Sur la plage, il y a... Il y a...
Malgré sa détermination, la fatigue l'emporta avant qu'elle ne puisse achever sa phrase. Jorge la secoua très légèrement et comprit bien vite qu'elle était évanouie d'épuisement. Il tenait encore grâce à sa résistance surhumaine, conférée par ses pouvoirs, mais un être ordinaire n'aurait pu résister à la puissance de Tina. Là était la frontière qui les séparait encore des Corsaires les plus dangereux...
A bout de souffle, il se percha sur la falaise pour reprendre sa respiration et observer la plage en contrebas. Alors que les premiers rayons de l'aube éclairaient le sable rouge, il fut frappé d'une vision terrible qui lui serra le cœur d'angoisse.
Le Seagull était inaccessible. Toujours à l'eau, il était encerclé de des dizaines de combattants. Posé à ses côtés, le Golden Ziz le gardait comme un cerbère. Au-devant, une figure angélique, prête au combat, donnait ses derniers ordres à ses hommes.
Red « Windy » Jane, la princesse du vent.
« Cette sale pirate ! pensa Jorge en crispant le poing. Je savais qu'on ne pouvait pas lui faire confiance. Combien de Corsaires ont été convoqués, nom d'un chien ?! ».
Mais un nouveau mouvement sur son épaule, l'autre cette fois-ci, le fit tressauter. Jun, encore faible, tentait de se redresser.
- Jun, ne bouge pas ! Tu risques d'aggraver ta blessure.
Alors qu'il tentait de la calmer, elle tendit son doigt ensanglanté vers la forêt dévastée.
- Elle... Elle arrive, Jorge !
Fusant à toute vitesse comme un météore furieux, Tina, éclair d'un bleu électrique dans l'aube rosée, fonçait tout droit dans leur direction. « Merde ! » fulmina Jorge en jetant un œil inquiet à la plage. Ils étaient complètement coincés : d'un côté comme de l'autre, une Corsaire redoutable les attendait, prête à les mettre en pièces ou à les livrer à Edouard.
- Jorge, vite ! s'écria Jun d'une voix paniquée.
Pesant le pour et le contre, le timonier s'empressa de se jeter dans le vide pour éviter la nouvelle attaque de Tina, qui broya la falaise de pierre. Puis, ses deux amies sur le dos, il bondit dans les airs avec son Pas de lune pour regagner le Seagull.
Jane aperçut aussitôt cet étrange volatile et plaça ses mains en visière sur son front pour tenter d'en percevoir la nature. Tandis que Jorge fonçait dans le ciel à toute allure, Genbu s'approcha de sa capitaine avec une paire de jumelles.
- Quelle est donc cette étrange technique... ? marmonna Jane en s'emparant de l'objet que lui tendait son second. Tu as vu, Genbu ? Les habitants de la mer bleue sont décidemment pleins de ressources !
- Vous n'êtes pas au bout de vos surprises, capitaine... Vous ne reconnaissez pas ce rouquin ?
Jane porta les jumelles à ses yeux et observa le soldat bondissant. Aussitôt, elle reconnut sa crinière de feu et son bandana rouge.
- Ce type... Ce n'est pas l'un des élèves de Myr ? Alors ce sont eux, qui sont pourchassés ?
- Apparemment, grinça Genbu. Ils ont dû complètement vriller à la mort de leur chef...
Jane lui frappa l'épaule et lui rendit ses jumelles.
- Un peu de respect pour les morts, idiot. N'es-tu donc pas superstitieux ?
- Vous savez bien que si, capitaine ! ricana-t-il. Mais le jour où la mort viendra me chercher, je l'accueillerai comme une vieille amie. Je lui ai tellement échappé grâce à votre aide, capitaine... Vous savez bien que je vis en sursis.
- Arrête donc de dire des idioties. Nous avons autre chose à faire, non ? Je vais essayer de ne pas leur faire trop de mal. Ces pauvres gamins ont subi suffisamment de traumatismes récemment. Je ne sais pas ce que leur veut le Gouvernement, mais nous n'avons pas de raisons personnelles de les amocher.
- On y va tout doux, alors ?
- Oui, tout doux ! répondit-elle en levant ses mains vers le jeune soldat. Wind... Tiens ?
Avant même qu'elle puisse le frapper de sa bourrasque, Jorge chancela, perdit de l'altitude et vint lentement s'écraser dans le sable. Crispé, le souffle court, il tenait désormais sa cheville à deux mains. Le Pas de lune avait achevé de la faire craquer, si bien qu'il était maintenant incapable de se relever. Jun et Haru, étendues dans le sable, ne bougeaient presque plus.
Jane les regarda tous les trois avec pitié. Peu importe ce que ces gamins avaient fait, elle ne pensait pas qu'ils méritaient un tel supplice. Elle s'était prise de sympathie pour ces jeunes soldats à l'esprit aiguisé et au grand cœur, au moins autant que leur maître. « Quel gâchis... » pensa-t-elle en secouant la tête.
Ses yeux furent alors attirés par la silhouette jetée à leur poursuite : Muay Tina. Jane ne la connaissait que de nom et de réputation, mais on la disait redoutable. C'était la première fois qu'elle rencontrait une autre Corsaire depuis son intégration à l'ordre et elle ne savait comment traiter cette jeune femme, à peu près aussi âgée qu'elle. Amie ou ennemie ? Alors même qu'elle l'ignorait encore, elle sut que sa collègue n'aurait pas sa clémence. Peu importe sa motivation, Muay Tina était déterminée à rester Corsaire aussi longtemps que possible et prête à obéir à tous les ordres pour cela. Alors, pour épargner ces trois misérables enfants, Jane leva ses mains, les assembla en forme de cercle et cria :
- Angel twister !
Aussitôt, une tornade se forma autour de Jorge, Haru et Jun, emportant un torrent de sable rouge avec elle. Ils étaient désormais prisonniers de la Corsaire mais protégés de Muay Tina, ce qui créait en Jane une certaine satisfaction. Ils ne pouvaient plus s'échapper, pas plus qu'ils n'auraient à subir les attaques de sa collègue. D'une pierre, deux coups ! La combattante marchait désormais sur la plage, toisant la tornade avec une moue dédaigneuse. « Toi, je sens qu'on va s'adorer... » pensa Jane en laissant apparaître sur son visage un sourire narquois.
Pour l'heure, Jane et ses hommes se conformaient aux ordres donnés par le Gouvernement : capturer les jeunes soldats qui tenteraient d'embarquer sur le Seagull. D'après ce qu'elle avait compris, ces soldats étaient coupables de haute trahison et représentaient un danger d'une priorité absolue. Pour garder le secret et limiter les réactions internes, le Gouvernement avaient sollicité, à la demande de l'amiral Kuroryu, l'intervention des Corsaires. Il s'agissait de la première mission de Jane, mais elle était bien décidée à ne pas se faire remarquer. Son objectif était de pouvoir conserver ce statut aussi longtemps que possible afin de parcourir le monde à sa guise, sans entrave... Elle savait que son équipage comptait sur elle.
Mais un tremblement terrible vint la sortir de sa pensée : à l'autre bout de la plage, la falaise s'effondra dans un fracas assourdissant. Jane tendit l'oreille et reconnut le tintement d'une lame fendant l'air. Genbu s'approcha avec ses jumelles pour observer la situation et elle lui arracha des mains.
- Voilà le reste de leur équipe... souffla-t-elle en apercevant les trois autres disciples de Myr. Le type au costume rouge qui les poursuit est un Corsaire aussi, je crois. Lorde, ou quelque chose comme ça... Ça ne te dit rien, Genbu ?
Tandis qu'il haussait les épaules, Misha Jarra, le médecin de bord, s'approcha.
- Si j'en crois ce que j'ai pu lire, c'est un ancien chasseur de primes particulièrement redouté des pirates. Il nous a fichu la paix parce que nous ne naviguions pas sur son territoire, mais on le dit suffisamment puissant pour rivaliser avec les plus grands pirates du Nouveau Monde...
- Eh bah... souffla Jane. Avec Muay Tina et moi, ça fait donc trois Corsaires, ce qui correspond à ce que m'a dit mon interlocuteur du Gouvernement. Je pense que nous sommes les trois seuls sur le coup.
- C'est déjà beaucoup pour six enfants, dont la plupart n'ont pas dépassé la vingtaine ! fit remarquer Misha. Que fait-on ?
- Les ordres du Gouvernement étaient clairs : laisser Tina et Lorde capturer ces pauvres gamins et nous contenter de garder leur navire. Je n'ai pas envie que nous soyons davantage impliqués dans cette lutte qui ne nous concerne pas...
Elle continuait d'observer la scène avec ses jumelles et reconnut le jeune charpentier aussitôt qu'elle le vit, portant ses deux camarades sur son dos. L'un d'entre eux semblait en très mauvais état... Pourtant, Lorde demeurait en retrait en haut de la falaise. Comme un rapace guettant sa proie, il se contentait d'observer les trois soldats fuyant sur la plage.
Mais Jane entendit un rugissement et, alors, elle comprit qui les poursuivait réellement.
Un gigantesque reptile, frappant le ciel de sa queue écailleuse, tourbillonnant dans les airs grâce à ses ailes de chauve-souris, était à leurs trousses. Il ouvrit grand sa gueule, révélant deux rangées de dents acérées comme des sabres, et un torrent brûlant s'en échappa. Ces flammes, à présent aussi noires et brillantes que les écailles du dragon, frappèrent le sable rouge et se propagèrent à la vitesse du poison, réduisant la plage à néant. Zell fuyait avec son Incision. Sur sa peau métissée, d'épaisses gouttes de sueurs et de sang coulaient. Il était lui aussi à bout de souffle, à bout de forces. Pourtant, son courage ne faiblit pas lorsqu'il aperçut le navire de son équipage encerclé d'ennemis, une tornade tourbillonnant autour de ses amis inertes. Il continua de bondir, encore et encore, jusqu'à ce que, comme Jorge, ses jambes lâchent sous le poids de l'épuisement. Il s'effondra dans le sable brûlant, haletant, et maudit son propre corps de sa faiblesse.
- Putain... C'est pas le moment, aller ! souffla-t-il sans être capable de se relever.
A la chute de son ami, Lola avait roulé dans le sable, mais elle se releva d'un bond pour le rejoindre.
- Zell, tu vas bien ? s'écria-t-elle en ouvrant sa sacoche. Attends, je vais t'administrer un remède qui devrait te donner quelques forces !
Tandis qu'il se relevait tant bien que mal, Lola cherchant parmi ses fioles, le Léviathan fonça jusqu'à eux et se dressa dans le ciel, juste au-dessus de leur tête. Zell se plaça aussitôt devant Lola pour la protéger, mais Edouard laissa apparaître ses crochets dans un rictus monstrueux que l'on devinait être un sourire. Derrière eux, Arthur, haletant, continuait de se vider de son sang.
- Seul le chevalier m'importe, misérables. Brûlez dans mes flammes et disparaissez de ma vue !
Il prit une grande inspiration, libérant un nouveau torrent brûlant, mais Zell fondit sur Lola pour la couvrir de ses bras. Pourtant, malgré la chaleur suffocante, la douleur cuisante qu'ils s'attendaient à sentir monter en eux ne vint pas. Ils ouvrirent les yeux et furent immédiatement aveuglés par un éclair doré.
- Partez ! leur hurla une voix.
Zell plissa les yeux et reconnut aussitôt la silhouette de son capitaine. Placé entre ses amis et le Léviathan, Arthur tranchait le torrent de flammes noires de sa lame d'or, le divisant comme une mer ardente coupée en deux. Il allait balbutier quelque chose, mais Zell fut assourdi par le nouveau hurlement de son ami.
- PARTEZ !
Alors que lame d'or fissurée ne cessait de crisser, un éclair de lumière se mêla aux flammes noires, une détonation retentit et tous furent repoussés par l'onde de choc surpuissante. Toute la tension accumulée s'était relâchée d'un seul coup, brutale et cinglante. Arthur s'effondra, projeté dans le sable par la force du choc, tandis que Zell s'écroulait sur Lola. Edouard, lui-même surpris par la puissance et la détermination de ce jeune soldat, laissa échapper un râle d'étonnement. Mais il avait gagné. Sa proie était désormais à sa merci.
Demeuré en hauteur, sur la falaise à demi effondrée, Lorde observait ce chaos non sans une pointe d'amertume. Son cœur, à la vue de ces enfants, se serrait. Lui qui haïssait les pirates et souhaitait servir la justice n'avait jamais autant remis en question son allégeance au Gouvernement qu'à la vue de ce monstre reptilien et impitoyable. Mais il chassa cette pensée de son esprit.
- La trahison est un bien grand crime, après tout, souffla-t-il en libérant la fumée de sa cigarette.
Mais cette légère fumée disparut bien vite dans celle, plus épaisse et plus noire, dégagée par les flammes du monstre. Il se tenait au-dessus de sa proie, prêt à la capturer. Son objectif était atteint. Mais il ne s'agissait que d'une nouvelle étape dans son plan, cette machination élaborée sur des années. Le charpentier gisait plus loin, près des flammes. Il ne tarderait sans doute pas à rôtir. Grand bien lui fasse... Edouard n'avait que faire d'un vermisseau comme lui. Alors, tourbillonnant dans le ciel comme un serpent au fond d'un terrier, il descendit lentement pour se rapprocher de sa proie. Jubilant, il tendit ses griffes pour l'attraper. Il avait gagné.
Pourtant, une sensation de froid désagréable le saisit dans le dos, comme si une aiguille glaciale pénétrait entre ses écailles d'acier.
- Toi ? souffla-t-il avec colère.
Titubant dans le sable brûlant, la petite Lola levait sa main tendue vers le dragon. Ses petits doigts, écorchés çà et là, étaient pris d'un tremblement incontrôlable.
- Azote liquide concentrée... souffla-t-elle en sortant une nouvelle fiole de sa sacoche. Et maintenant...
Elle pointa Zell du doigt tandis qu'au bout de son index, une bulle jaune se formait.
- Cocktail énergétique : caféine + taurine + huile de noix Zaku !
Aussitôt, la bulle fusa vers Zell et pénétra les pores de sa peau. Son torse se soulevait avec difficulté, mais il parvint à ouvrir les yeux.
- Sale petite garce... souffla Edouard en laissant apparaître son sourire acéré. Qui crois-tu aider avec des pouvoirs aussi ridicules ? Tu n'es qu'une gamine incapable !
Alors, la petite se renfrogna. Faisant fi de la peur qui paralysait ses membres, elle se mit à hurler :
- Je suis Lola Happi, doctoresse de la Marine et élève de Myr, le Tigre Blanc, plus grand soldat que tu ne le seras jamais !
L'œil d'Edouard se fit perçant et il lui jeta un regard noir.
- Très bien. Dans ce cas, tu vas mourir comme lui.
Il rejeta sa tête en arrière en inspirant de toutes ses forces et, de nouveau, libéra un torrent de flammes noires. Le mal, obscur et ardent, fondit sur Lola, brûlant l'air et le sable. Son esprit confus de petite fille assembla des images rassurantes : ses parents, sa sœur, son maître... Tant de disparus qui lui étaient chers. Ses grands yeux se gorgeaient de larmes mais elle ne put s'empêcher de sourire alors que le torrent de flammes s'abattait sur elle.