5. Les Campanules

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« Dis, p'pa, ça t'est déjà arrivé de ressentir ce putain de malaise ? Je veux dire... tu sais que t'es vivant, mais à l'intérieur, t'es comme éteint, comme un zombi un peu. T'avances, tu marches, tu peux même mordre mais... c'est comme si les tripes n'y étaient plus. Comme s'il manquait une partie de toi-même... Je sais que c'est complètement con, mais depuis qu'il est parti... J'sais pas... l'année dernière, j'me suis tellement accroché à lui, on s'est tellement battus ensemble que, maintenant, j'me demande si j'ai le courage de continuer le combat tout seul. Les regards, les sous-entendus, la méchanceté des gens... J'ai peur en fait. Je sais pas où je vais, je sais pas comment j'y vais. J'ai l'impression d'avoir grandi, mais au fond d'moi, je sais qu'ce n'est qu'une impression, que je suis toujours un gosse, complètement immature, incapable de réfléchir quand il stresse et qui préfère chialer plutôt que de se remettre en question quand les choses vont pas bien... »

Un seul être vous manque et tout est dépeuplé. Les yeux humides et la gorge nouée, Kilian ne s'était même pas rendu compte qu'il s'adressait à voix haute à son chauffeur. Les yeux toujours fixés sur les panneaux qui défilaient, il ne le regardait pas. En réalité, il n'attendait même pas de réponse. Il pensait juste, et cela lui faisait du bien. Pour un jeune adolescent, rentrer au lycée, c'est grandir d'un seul coup. C'est passer de gamin à jeune adulte en même pas deux mois. Personne n'est préparé à ça. En avoir conscience était sans doute la pensée la plus mature qu'il ait jamais eue. Elle ne faisait que masquer la triste réalité. Il n'était pas prêt.

François, lui, sentit sa respiration se bloquer. L'espace d'un instant, la route n'existait plus. Il n'y avait plus devant lui qu'un flot ininterrompu de voitures qui semblaient couler sur le béton comme de l'eau sur un rocher. Cette confession, cette marque de confiance, elle le submergeait. Une seule pensée traversa son esprit. Heureusement que son adolescent ne le regardait pas, sinon, il aurait pu apercevoir ce symbole que le père ne voulait pas montrer. Une simple goutte salée et orpheline qui coulait sur un visage mal rasé.

« Oui, ça m'est déjà arrivé. En fait, à peu près quand tu es né. Quand j'ai commencé à déconner et quand ta mère s'est mise à changer. Je ne sais pas qui est le plus à blâmer entre elle et moi. Savoir qui a commencé à dérailler, c'est un peu le serpent qui se mord la queue, même s'il y a des choses que je n'aurais jamais dû faire et que je regrette vraiment. Moins j'étais présent, plus elle me rejetait, et plus elle me rejetait, moins j'étais présent. Alors, pour ne plus y penser, je me suis renfermé sur moi-même. On avait deux beaux enfants, c'était tout ce qui comptait. Enfin, c'est ce que je pensais à l'époque. J'ai mis presque quinze ans à comprendre que l'important, ce n'est pas de faire des gosses ou de les élever, mais de les rendre heureux... »

Kilian ne décolla pas le front de la vitre. Il ne pouvait tout simplement pas faire autrement que de regarder les arbres défiler à toute vitesse. Il ne pouvait pas montrer ce visage rouge et défiguré par les larmes et les grimaces à l'homme qui lui avait donné son nom, mais qui pourtant ne l'avait pas conçu. La gorge trop sèche et la poitrine trop douloureuse, il ne pouvait même pas lui dire qu'il l'aimait et qu'il voulait lui pardonner, même si c'était difficile. À ses yeux, grandir était juste une autre torture inventée par Dieu pour faire souffrir les enfants innocents. Une parmi toutes celles de l'univers. Sans doute une punition adaptée pour l'espèce animale la plus immorale et violente de toutes. Pourtant Kilian n'avait pas commis d'autre crime que de simplement naître puis de tomber naïvement et sincèrement amoureux d'une drôle de panthère envoyée à lui pour son salut, à moins que ce ne fût pour sa damnation.

Ce qu'il voulaitWhere stories live. Discover now