Chapitre 17A:L'attente et l'interdit.

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Les jours suivants,nous les avons passés dans notre cave,dont mon père s'est vanté d'avoir construit très profonde.Varsovie était sous un déluge de feu,de destruction massive,mais malgré tout,je jouais à un jeu,un jeu très dangereux consistant à essayer de rester le nez dehors le plus longtemps possible,malgré les explosions,à mes risques et périls je continuais d'afficher ma révolte en risquant ma vie pour montrer que je ne pouvais pas me laisser faire,que je pouvais résister.Je voulais aussi cacher ma père en donnant de moi l'image d'une vraie dure à cuire (sans mauvais jeu de mot).Parce qu'au fond de moi,j'avais peur de ces explosions sans arrêt sur ma ville!

De nombreux juifs ont fui la ville,comme nous pensions le faire bien plus tôt.Comble de l'ironie,il n'en fut pas question pour nous.Mes parents disaient que le temps fera sa besogne et apaisera les tensions,ils n'arrivaient plus à y croire,pourtant ils savaient ce qui pouvait nous arriver.Je pense qu'en réalité,ils ne pouvaient pas fuir sans toute leur famille.

C'est là que l'attente a commencé,avec les interdictions,les premiers signes qui me séparaient de mes amies polaks.Après la fin des alertes,quand enfin nous pûmes nous balader dans la rue,Zosia est très vite venue me voir,et elle pleurait.Elle ne semblait qu'avoir attendu ça,de me voir pour se faire consoler.

Son père était mort.Il était mort en essayant de défendre le pays,en essayant de sauver notre cul à nous toutes,comme elle dit.Zosia était profondément dévastée par ces mots,qu'elle a vu sur un petit bout de papier,annonçant que son père ne rentrerait jamais.Bien que je le connaisse assez peu,il était le père de mon amie.Je lui ai offert mes sincères condoléances,et je lui ai dit qu'elle pourrait toujours se tourner vers moi en cas de souci.

Pourtant,c'est moi qui ai eu besoin de Zosia,quand ils sont arrivés ensemble,un couple dévastateur dont le fruit de l'union était de loin le pire:l'attente et l'interdit,parents de la peur.

Bien plus fort que la rancune qui commençait déjà à poindre,mon désir de savoir,de comprendre la situation dramatique qui commençait à s'insinuer s'accroissait comme des pousses de bambous empoissonnées.Mais je savais que d'une façon ou d'une autre je comprendrais.J'ai compris,j'ai vu le mal,mais je ne me suis pas vengée.Car ma mère me disait que ça ne mènerait nul part,et désobéri,serait une insulte à sa mémoire.

Il fallait faire preuve de patience et de contenue.L'interdit était aussi présent que l'attente.Il fallait descendre du trottoir quand on voyait un allemand,arrêter de fréquenter les parcs,les cafés,ne plus avoir d'argent sur soi,ne plus porter de bijoux,ne plus se voir soigner par un médecin ou aller dans une boutique "gentille".C'est moi qui me retrouvait coupée du monde,violée de liberté,et c'est mes amies qui n'arrivaient pas à gérer.Très vite,j'ai dû arrêter d'aller à l'école,sans doute que les juifs ne méritaient pas d'être instruites.Ou alors qu'ils ont peur de ce qu'une juive instruite soit capable de faire.Ou alors...

La moindre interdiction semblait un calvaire dans les yeux de beaucoup,pas pour nous.Je m'en suis plutôt bien accomodée.Pendant une ou deux semaines,mes amies se sont relayées pour m'apporter leurs cours,comme des anges gardiens.Elles me plaignaient,et étrangement je ne me reconnaissais pas dans le portrait qu'elle brossait de ma vie.Peut-être savaient-elles qu'après ce seraient leur tour?

Peu à peu,nous ne nous parlions plus.Parfois,je passais à côté d'elle dans la rue,et nous étions séparées par une vitre,une étrange vitre par laquelle nous ne pouvions que nous regarder.Mais ces regards en disaient long sur la puissance du sentiment d'amitié qui nous liait depuis seulement deux ans.On n'avait plus besoin des mots.Un geste à la sauvette suffisait,un regard.

Je ne leur en ai pas voulue.Je pardonnais leurs absences,leurs silences,en m'enfermant moi-même dans une relation exclusive avec moi-même.Quelque part,je ne voulais pas de leur compassion.Je voulais bien de leur amitié.Mais pas de leur pitié.

Et puis un jour d'octobre,ou de novembre,le port du brassard devint obligatoire.Je n'avais pas le droit de sortir de chez moi sans le porter,sous peine d'une punition très lourde,l'amende,la prison,la mort.C'était un brassard blanc,avec une étoile de david bleue au centre.Comme ça,plus aucun doute n'est permis.

Je ne voyais pas l'intérêt d'obéir.C'était une forme de soumission,et surtout je ne voyais pas à quoi on pouvait repérer ma judéité.Parce que je suis brune aux yeux noirs?Zosia avait les mêmes couleurs d'yeux et de cheveux,la peau beaucoup plus mâte que la mienne,et pourtant elle est juive comme je suis un pingouin.

-Zosia se balade avec sa carte d'identité.Toi,tu ne pourras pas te disculper avec la tienne.Sara Isenberg,comment avoir l'air plus juif?

Mon père s'en est tenu à cette remarque.Dans ma famille,nous nous ressemblions tous,nous avions un physique très ordinaire,pas de quoi se retourner dans la rue sur nous.

Peu de temps après,un ami de mon père,un vieil homme très pratiquant et très gentil avec nous portant kippa et manteau de fourrure,est arrivé chez nous le visage contusionné.

-Oh là là!disait ma mère en agitant les mains et en cherchant dans l'armoire à pharmacie de quoi l'aider.Qui a bien pu vous faire ça?

-Vous aviez votre brassard pourtant?

-Oui,mais je n'ai pas salué.Je me suis excusé,ils n'ont rien voulu savoir,et..voilà.

Maman a lâché un petit juron yiddish d'un air choqué,mon père a baissé la tête d'un air accablé et il m'a demandé d'approcher.Il était temps qu'on me parle comme  une grande fille,une fille en âge de comprendre.

Désormais,chaque fois que nous devions nous déplacer à l'extérieur de la maison,ma mère nous arrangeait ce brassard sur notre épaule,comme si il n'y avait pas d'autres choix.

Si ça se trouve,c'était vrai.

Les bourgeons de la Haine [Between shades of gray fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant