Chapitre 59A

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Sans doute était-ce également le cas de tous ceux qui m'avaient vu racler les échardes avec la langue,laissant goutteler la condensation sur la chair de ma gorge,avec ce contrôle sur moi-même pour en laisser davantage aux autres,que je n'allais pas priver non plus.

-On en a pour combien?a demandé Ania au bout d'une demi-heure.Pour une heure ou deux heures?a-t-elle demandé avec une véritable panique dans la voix.

-Je pense qu'on en a pour les deux jours à venir,a fait Waldek qui faisait ainsi protéger à tous l'immense privilège qu'il avait de voir défiler le paysage à travers les lattes en bois.Il ne restait plus grand nombre de gens à faire venir;ceux qui n'étaient pas ici,et qui étaient encore vivants,ou du moins qui le savaient,pouvaient souffler.Ils n'avaient pas eu à passer une vie entière dans la forêt et pourtant ils ont survécu sans connaître tout ça.

Ania a donc regardé son frère,l'air poli et absent,ce qui constituait une réponse éloquente,tentant de se frayer un chemin parmi les autres comme s'ils s'agissait d'obstacles simplement là sur son passage,et elle ressentit comme une gifle,les coups de corps qu'on lui balançait en échange.C'était pas le moment de parler aux autres.On en était là,à se lier à nos attaches les plus nucléaires,c'était trop tard pour ignorer.Mes joues cuisaient,brûlaient,craquaient,de colère,de désespoir,d'humiliation,ou peut-être simplement à cause de la chaleur et de soif.

-J'espère que je ne vais rien pisser en deux jours.

-Tu avales déjà trop d'eau pour ça a fait Waldek.

-De toute façon c'est pas comme s'ils allaient nous laisser passer aux toilettes en arrivant en nous tenant en rang par la main,j'ai fait en voulant créer un rire forcé et gras,sans éclat,chez l'autre,tout en posant un genou à terre sur les épaules de ma petite protégée.Six ans.Si je leur disais que tout allait se passer comme ça,qu'on a réussi à faire vivre ses filles dans la forêt pendant des années,peut-être allaient ils vouloir la garder.Qu'elles seraient utiles,pour étudier la vie d'un enfant dans la forêt,l'étudier.Un an et demi dans la forêt et elle n'a jamais eu peur.Je n'ai jamais croisé une seule manifestation de votre monde et pourtant la forêt en regorgeait d'après ce que l'on racontait pendant certaines veillées l'été dans les centres de vacances.C'est comme si vous aviez voulu nous éviter.Comme j'avais été persuadée d'être en mesure d'éviter les nazis et ceux pour l'éviter.

-C'est fou ce que l'espoir vous pousse à faire,hein,parfois.

Je ne lui avais jamais parlé des nazis,parce que cette rancoeur était impersonnel.Toute l'Allemagne était à ma recherche ainsi qu'une bonne partie de la Pologne et de l'Ukraine et pourtant je n'avais pas d'ennemis à moi.

-On t'en trouveras de nouveau.

Mais je n'étais pas sûre d'avoir bien entendu sa phrase.Ma vie s'était arrêtée il y a tellement de temps que je ne savais plus trop où la reprendre.Jusqu'à il  y a deux ans et demi?Mais je ne connaissais plus personne.Je ne peux pas vous raconter plus de détail,j'ai encore un peu d'amour propre,j'ai fait,le visage incendié et le cerveau gorgé de lymphe en pensant à tout ce que j'aurais pu aussi raconter.Je m'y revois encore,pleurant sur la dignité que j'allais perdre.Ensuite on a fini par arriver.Je ne le craignais même plus.J'avais déjà la présomption d'y arriver et de m'en sortir.Pourtant je savais déjà comment avait probablement Wladyslaw. Treblinka,là où probablement la plupart des gens que j'ai croisé ont fini,vous n'en réchappiez pas.Mais j'avais conservé un tel instinct de vie que la mort aurait été une vraie surprise.Mais ici,même si j'ai survécu,je n'avais jamais vu autant de mort.Il faisait noir quand on est arrivé et pourtant ils étaient encore au travail.Deux rangées qui s'occupaient de ça,et ne semblaient en tirer aucun bénéfice,pourtant ils continuaient à faire ce travail comme s'ils l'aimaient.J'étais incapable de comprendre.Dans le ghetto ils laissaient déjà largement éclater leur brutalité.Ils en avaient largement l'occasion.

-On sort le plus vite possible,m'a soufflée Waldek.Si on vous propose de prendre la voiture pour aller jusque la baraque (ça s'appelle vraiment comme ça),dites non.

Je me suis tournée vers l'extérieur,et au milieu du groupe pour éviter que l'on me frappe,je me suis tournée vers la plaine rase.On la cultivait encore.Des gens profitaient de ce sol fertilisés par leurs concitoyens ou au pire,par leurs frères humains.Ils nous regardaient,avec l'expression habituelle,une indifférence criminelle pour certains,ils s'arrêtaient parfois et nous regardaient d'un air désolé,comme on regardait le vieux monsieur qui n'avait pas bien travaillé à l'école et que tu ne devais surtout pas imiter si tu voulais être riche plus tard.On n'avait qu'à pas être juifs,on le savait,merci du message.

Je veux que vous sachiez comme ils l'ont su,Panne.Et si nous avions eu la malchance d'être déporté en été et d'avoir vu ce bébé qui hurlait à la mort griller lentement de l'intérieur à cause de la chaleur que nous produisions tous,nous avons tous passé la sélection.Même les enfants.

-Je t'aime Aniela,lui ai-je dit avant que ce soit notre tour,de passer devant les médecins sans avoir eu la bêtise de nous enfuir,alors fait ce que je te demande jusqu'au bout.Dis bien que tu as passé plusieurs années dans la forêt.Tu sais pourquoi on entend des hurlements en ce moment non?

D'instinct,je marchais vers mon destin,tenant les deux filles.Nous avions eu de la chance.Ania n'a pas eu à mentir sur son âge.15 ans ça passait,ils manquaient de main d'oeuvre.J'ai collé mon front à celui des enfants.Ils s'intéressaient beaucoup à leurs capacités de survie.On allait sans doute les exposer à des tests,ils allaient être en danger mais au moins auraient ils une chance de survie.Tout ce que nous voulions c'était ne pas être morts.La vie s'était suffisamment accrochée à nous pendant tout ce temps.On nous dira que les morts manquaient d'entraînement.Ils n'étaient pas donnés à tout le monde de survivre en se cachant un an et demi dans une forêt,camouflés par l'immensité des forêts d'Europe de l'est.Sauf que j'avais sous-estimé l'adversaire.

-Waldek?WALDEK!

Nos différences chromosomiques ne nous permettaient plus d'être ensemble.Nous allions mourir l'un sans l'autre.C'était pas exclu que ça soit la dernière fois que nous nous voyions.En tout cas,je peux vous le dire,déjà,que c'était la dernière fois qu'il voyait sa soeur.Je lui avais promis,par de grands gestes d'amour,qu'un jour on sortirait d'ici,et ils payeront les longs mois de souffrance et de torture qu'ils m'ont fait subir.J'avais à peine dormi.J'ai détourné le regard et j'ai inspiré profondément pour ravaler toutes mes larmes vers le fond de ma gorge.J'avais les deux filles avec moi.Il fallait que je veille sur elle.

-Tu penses qu'on trouvera papa.

-Pas encore,ai-je répondu.Prend ton mal en patience ma petite.Le moment viendra où ils commettront une petite erreur et là on pourra s'échapper.

Je mélangeais tant de langues qu'ils n'eurent le temps de saisir laquelle je parlais.Je n'avais non plus saisi que c'était les plus organisés qu'on affiliait aux camps.J'avais sous-estimé tout ce que j'allais perdre.Je m'attendais simplement à travailler dans d'horribles conditions extrêmes.

-Vous avez bien vu,Panne dans quel état vous m'avez trouvée.Je n'avais plus de cheveux,on les a rasé.On me les rasait dés la première repousse.

-Je dois vous avouer que quand je vous ai vue évanouie sur le chemin,je vous ai dévisagé avant que vous ne me présentiez.Vous aviez votre prénom écrit sur votre bras.

-Ah ça!C'était un nom générique.Mais c'est tombé juste.Des parents juifs qui appellent leur fille Sara,ce n'est pas si rare que ça.Ce tatouage je l'ai encore.Vous n'avez pas essayé de l'enlever?

-Vous pourrez ainsi rendre vos témoignages plus crédibles?

-Oh,c'est dur ce que vous me dites là,ai-je fait.Quel jour était-ce déjà?

-31 janvier 1945,13H.

-13 heures.

-13.Malheur ou bonheur?ai-je fait d'une voix mystérieusement amère.


Les bourgeons de la Haine [Between shades of gray fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant