Chapitre 56B:La Fuite.

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21 mars 1943.

J'avais l'impression de fuir comme une voleuse avec mon petit sac à dos quand tout le monde se serait écroulé de fatigue à l'heure qu'indiquait leur oreille interne.Viktor et les jumelles nous attendaient en se tenant les mains, comme des écoliers fantomatiques, devant la hutte des malades,et Lavra et moi ne fûmes que trop heureuses de les enrôler dans notre fuite.Notre destin,au sein même de la déportation,prenait une tournure exceptionnelle.Et dans l'idéal de Lavra,se battre en Europe,au côté de ces soldats qui nous avaient torturé,avait quelque chose d'infiniment plus héroïque que la survie dont se contentaient les autres.Je ne partageais pas son point de vue et ne le partagerais jamais.Mais comme c'était ma soeur,je prendrais toujours soin de ne pas critiquer ses convictions.

Les gardes du camp se montrèrent des ennemis singuliers.Qu'est-ce qu'ils allaient penser en nous voyant rejoindre...l'autre?Le soleil était rose derrière la brume qui baignait la toundra,et le froid ne m'atteignait plus.J'aurais tellement aimé leur présenter ma démission et leur expliquer que je ne pourrais reconduire mon contrat dans cette entreprise de bois,parce qu'il faisait trop froid.Mais il ne fallait surtout pas qu'ils me voient.Si je vous en parle,c'est qu'ils m'ont vu.Ils nous ont vu courir dans la plaine,à porter de tir,et Nikolaï s'est tourné vers eux,légèrement en deçà,dans une toundra violette et brune,son long manteau s'agitant dans le vent,et il avait la main dans celle,décharnée et dessechée,de sa bourgeoise,et une des deux jumelles à la croissance endommagée sur le dos. Fais leur un doigt d'honneur, lui soufflai-je.Je me suis retournée aussi,l'autre jumelle dans les bras.Viktor continua de courir et finit par s'arrêter lui aussi.Il n'y avait que deux soldats,leur position hiérarchique assurée par leur vie surplombante sur nous.

-Pourquoi?demandèrent-ils sèchement.

J'étais trop lassée pour avoir peur.J'ai exactement su ce qu'ils avaient pensé.La Toundra s'étendrait encore sur des milliers de kilomètres carrés avant que nous ne trouvions des arbres fruitiers,autres que les bosquets plantés par les soviétiques et surveillés h24.Ils préféreraient sans doute que notre union se brise,quand nous finirons par mourir de soif et à boire des courants d'eau trop froids pour nous.J'entendis au loin des camions s'arrêter près des maisons en rondins,un deuxième puis un troisième,puis des claquements de portières,et des éclats de tirs.

Je ne sais pas si vous réalisez ce que je viens de vous dire mais ils nous ont laissé nous enfuir.Ils savaient que cela nous briserait.De savoir que nous avions tout ce temps pour nous en aller alors que si nous avions pris cette décision plus tôt,Maman et Gaëll seraient encore en vie.Mais je les remercie de cette initiative.Ils avaient pris le risque qu'on survive,camouflant les derniers soubresauts de leur pitié naturelle derrière un savant sadisme.Nous avons donc repris notre route,et Lavra me déclara alors:

-Je te le dis jamais ma petite mais je t'aime tu sais?

-Je sais.Il est loin ce campement dont tu m'as parlé?

Comme je l'avais imaginé,personne ne répondit.Nikolaï ne savait absolument pas où on allait.On allait tous mourir ici.On allait tous mourir gelé.Et moi je reverrai plus jamais la pépette.Bref,je m'égare.Mais j'étais contente.

-Il faut peut-être se dépêcher,j'ai fait.

On a alors continuer à marcher sur la mousse de lichen,et je fis remarquer à Nikolaï que je le trouvais trop protecteur,et qu'il fallait laisser Lavra respirer.Sur le ton de la plaisanterie,en agitant dans le ciel un ruban invisible.C'est là que je vis passer un petit animal,ou plutôt que je vis passer de la fourrure suivi d'une queue.

-Là où il y a de la vie,il y a de la bouffe,a fait Viktor.

Il apprend vite le petit,il fera un très bon inuit.

-Evenk.

Le petit garçon était un amoureux de la nature.On l'a vu admirer émerveillé l'éclosion des oeufs de sternes et de fous de bassan (si tant est que ça en soit,je n'en sais rien) à l'abri dans les rochers mousseux.La toundra était magnifique,et Nikolaï était armé,ce que n'avaient pas vu les soldats.Ils ont pensé qu'ils ne l'étaient pas,parce que sinon il aurait répliqué.L'avoir comme compagnon de routes me permit de le découvrir à nouveau comme un être vivant comme nous,soumis également à la dureté indifférente de la nature.J'ai encore la vision gravé en moi de son amour presque animal pour ma soeur,les voyant,éclairés par le feu allumé près d'un lac aux températures négatives,se manger les poux.Car oui,ils le faisaient vraiment.Ils avaient tous les deux les cheveux blonds et crasseux,et je ne les critique pas pour ça,et tout en riant bêtement,l'alcool sous le manteau aidant,ils arrachaient entre les ongles leurs poux gorgés d'un sang de base peu nourrissant.Les trois autres enfants étaient roulés en boule les uns avec les autres,comme des écureuils,et moi je me riais de les voir ainsi se nourrir.

-T'as faim,toi,j'ai fait.

-Toi aussi,non?

-Ouais.

-T'en fais pas,si on ne nous fusille pas dans notre sommeil on arrivera demain matin.Mais je voulais éviter de vous fatiguer,on a les enfants et on a très peu de réserves.Je crois que tu devrais dormir,Lavra et moi on va pas tarder non plus...

Ma soeur s'était endormie dans ses bras.Je me suis allongée sur le dos,sur une pierre placée ici au bord du lac sans doute pour y faire des sacrifices,et j'ai regardé le ciel.Il ne faisait toujours pas nuit,mais extrêmement sombre.J'ai pensé à Lina.Lavra l'avait critiqué pour sa haine contre son amour,alors que ce dernier l'avait tout de même trahie.Le moindre pas que je faisais vers la survie me rendait coupable.Ils n'auront pas brisé ma foi(Penne renifla avec mépris).

Le lendemain matin,une pluie presque gelée me réveilla et nous fit presque courir sur la boue englacée des lichens brillants.

-Dis-moi Nikolaï,tu es sûr que le campement ne s'est pas déplacé?

-C'est impossible!Je leur ai dit de m'attendre,que nous avions besoin d'eux.Si ils disparaissent,je ne sais pas quoi faire.

-On rejoindra à pied la Kolyma.

-Autant signer notre arrêt de mort tout de suite.On est pas sur un sentier de randonnée ici.Rien ne sera indiqué.Continuons,ils ne devraient pas être ici.

-Et puis d'abord,pourquoi t'as pas pris ta moto?

-Parce qu'on allait pas monter à six sur une moto,peut-être?

Nous doublâmes pourtant bientôt Verkhoïansk,et au terme d'efforts destructeurs,la musculature asphyxiée,nous arrivâmes enfin au campement evenk.

Les bourgeons de la Haine [Between shades of gray fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant