27 - La brisure

118 23 3
                                    

« La pression des glaces dans le pack est considérable. De nombreux navires se sont retrouvés pris au piège, leur coque broyée sans pitié par des plaques de glace aussi larges que des cités entières. Il faudrait des bateaux de métal pour peut-être y résister, mais personne n'a jamais tenté l'aventure. »

« Le pack », article de Sonja Freidottir dans

La glace et le froid, études nautiques.

***

5 Fauchemoisson, à bord de l'Arwen, quelque part dans le pack au nord-est du Wolfyre.

Tôt dans la matinée, les plaques de glace qui emprisonnaient l'Arwen bougèrent brusquement, appliquant sur la coque une terrible pression. Celui de tribord émit un craquement sinistre et le bateau s'inclina lentement, comme une fleur qui se fane. Le canot lourdement chargé se retrouva à presque reposer sur la glace et tout ce qui n'était pas correctement amarré sur le pont fut précipité vers tribord. Moreig et Valgard, qui se trouvaient sur le gaillard d'avant au moment de l'impact, n'eurent que le temps de s'agripper au premier appui qu'ils purent trouver. Un instant plus tard, les autres membres de l'équipage surgirent à l'air libre, affolés et endoloris.

— C'est le moment ? interrogea Emjani d'une voix blanche.

— Pas encore, répondit sombrement le capitaine. Mais cela ne va plus tarder. Rassemblez les dernières affaires que vous n'avez pas encore chargées dans le canot puis revenez sur le pont. Je veux que tout le monde reste ici, prêt à évacuer. La prochaine fois ne sera pas un exercice.

Le navire était ébranlé et gémissait sous la pression titanesque qui l'enserrait, se tordant comme pour y échapper. Mais le pack restait sourd à ses suppliques et continuait à pousser sa glace mortelle, encore et encore. Moreig avait envie de hurler, de supplier pour que l'on épargne l'Arwen, mais il savait que son bourreau resterait impitoyable.

— Capitaine ! appela soudain Syljael. Voie d'eau dans la cale !

— Est-ce... définitif ?

— Je pense qu'on peut reboucher et faire tenir encore quelques heures, mais guère davantage.

Moreig ne se faisait guère d'illusion et savait qu'il ne pourrait pas sauver son navire. Mais il ne serait pas dit qu'il n'avait pas fait son possible pour le garder à flot aussi longtemps qu'il l'avait pu. Laissant la surveillance du pont à Valgard, il suivit Syljael dans la cale pour jauger la situation. L'eau se précipitait par une balafre creusée dans la coque, cependant c'était loin d'être aussi dramatique que l'avait imaginé Moreig. Courbé en deux à cause de la nouvelle inclinaison du navire, il s'avança dans l'eau glaciale et entreprit de colmater la brèche avec l'aide de Syljael. L'obscurité était quasiment complète, ils avaient de l'eau jusqu'aux genoux et ne sentaient plus leurs mains, mais ils essayaient de gagner du temps. Petit à petit, la coque retrouva sa relative étanchéité et ils purent ressortir à l'air libre, soulagés de retrouver la lumière du jour mais certains que la réparation ne tiendrait pas longtemps.

L'Arwen tint vaillamment le coup jusqu'au soir. Mais alors la glace redoubla d'efforts et de pression, soulevant la poupe jusqu'à arracher le gouvernail, donnant presque l'impression que le bateau était une baleine de bois et de cordes qui levait la queue en s'apprêtant à plonger. Puis l'un des glaçons recula un peu et le navire commença à s'enfoncer.

— Évacuation de l'Arwen, maintenant ! ordonna Moreig en maîtrisant le tremblement de sa voix.

Les ponts commençaient à se briser mais il resta fièrement debout à surveiller la manœuvre de l'équipage qui descendait les canots de secours comme ils l'avaient fait lors des exercices. Chacun gardait son calme, même si la peur était évidente sur leurs visages, et le capitaine les encouragea en tâchant de montrer l'exemple. Même s'il avait l'impression que son cœur se brisait avec chacune des traverses qui cédait sous ses pieds.

Moreig fut le dernier à quitter le navire pour rejoindre les autres qui venaient d'arrêter les canots sur un vaste morceau de glace qui semblait épaisse et solide. Dans un silence terrible, ils restèrent immobiles à regarder le pack broyer rageusement le malheureux bateau qui s'était égaré dans ces eaux mortelles. Le capitaine garda la tête droite, même s'il luttait contre les larmes, envahi par les souvenirs. Il se rappelait encore la joie dans les yeux de Fareì lorsqu'ils avaient réuni assez d'argent pour construire leur propre vaisseau. La fierté qui l'avait envahi en posant le regard pour la première fois sur la silhouette gracieuse de l'Arwen. Leurs rires de joie pure quand ils avaient posé le pied sur le pont, n'osant pas encore croire à leur bonheur. Il se rappelait l'admiration sur les visages d'Emjani et Syljael lors de leur première visite, la fierté de Valgard quand il était devenu second à bord. Leurs nombreux voyages, les rires qui s'envolaient dans les embruns, la musique et les histoire qui résonnaient entre les voiles. Comment il avait allongé Fareì dans leur cabine, nuit après nuit, pour l'aimer jusqu'au matin. Et tout cela disparaissait à présent sous ses yeux, dévoré par la glace cruelle du pack.

À contrecœur, il dut détourner les yeux de son navire agonisant pour se concentrer sur son équipage et la suite des opérations. Au moins, tout le monde était sain et sauf, et ils avaient pu emporter toutes les provisions disponibles, et une grande partie du stock d'équipement.

— Bien, dit-il courageusement après avoir pris une profonde inspiration. Notre situation n'est pas brillante, et je le sais. Nous sommes coincés sur un morceau de glace, à des centaines de kilomètres de toute terre habitée, dans l'un des endroits les plus dangereux du monde. Cependant, nous sommes en vie et en bonne santé, avec des provisions pour tenir encore trois semaines, peut-être un mois. Compte-tenu de notre dérive, nous ne devons plus être très loin du Désert de Glace. Probablement deux ou trois jours de marche à travers le pack, je dirais. Une fois là-bas, nous trouverons sans doute de quoi chasser pour continuer notre route. Voici la tâche que nous devons désormais réussir : atteindre tous ensemble un abri en restant sains et saufs.

— Et ensuite ? demanda doucement Arnor.

— Nous attendons les secours. Chaque jour qui passe, l'expédition de secours envoyée à notre recherche s'approche un peu plus. J'ignore quand est-ce que nous les retrouverons enfin, mais je sais que ce sera bientôt. Nous devons garder espoir et nous dire que nous serons bientôt en sécurité et à l'abri.

La perspective de pouvoir bientôt tenir Fareì dans ses bras était la seule chose qui parvenait à le faire tenir debout alors qu'il donnait des indications pour l'établissement de leur campement. Les deux canots furent disposés à angle droit pour protéger les tentes qu'ils avaient fabriquées avec du matériel trouvé à bord de l'Arwen. Il y en avait deux, assez grandes pour accueillir chacune quatre personnes. Moreig partagerait la sienne avec Valgard, Emjani et Syljael, tandis que les deux marchandes humaines dormiraient avec leur protecteur et la jeune mousse. Tous parvinrent à faire bonne figure le temps de partager un repas rapide avant d'aller se coucher, mais Moreig voyait bien leurs mains qui tremblaient et leurs regards hantés qui erraient souvent vers l'épave broyée de l'Arwen.

— Nous avons tous confiance en toi, mon ami, lui murmura Valgard en posant la main sur son épaule. Tu sauras nous ramener chez nous sains et saufs, personne n'en doute.

Mais Moreig, lui, n'en était pas si sûr. Cependant, il devait rester fort pour maintenir le moral des troupes. Alors il sourit à son ami et lui promit qu'il viendrait bientôt se coucher. Resté seul, il se leva pour regarder son navire sombrer peu à peu. Il lui devait de rester là, pour accompagner ses derniers instants, même s'il en avait l'estomac retourné. Des éperons de glace perforaient la coque de part en part, jaillissant au milieu du pont et des éclats de bois. Avec de tristes plaintes d'agonie, l'Arwen s'enfonçait doucement, avalée par les eaux glacées de la Mer d'Argent. Petit à petit, la coque disparut, puis le bastingage, et il ne resta plus que le pavillon pourpre qui flotta un dernier instant au-dessus de la surface noire avant de disparaître à son tour. Alors Moreig s'effondra, et pleura.

Au secours de l'Arwen [Wattys2022]Where stories live. Discover now