Chapitre 22 (1/3)

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A présent assis sur le sofa de sa chambre, les pieds sur la table basse, Indigo sur les genoux, Wraith profitait de l'instant. Même son démon s'était assoupit, affalé contre une des parois de son esprit. Il était... bien. Enveloppée dans son odeur préférée, tout allait pour le mieux. Puis Indigo brisa la paix intérieure de son démon quand elle demanda qui était son père.

— Mon père ? (Il rit jaune tandis que son démon s'agitait.) C'est un connard de la pire espèce doublé d'un arnaqueur. Il n'y a rien à dire. À part que je le hais, bordel.

— Pourquoi ?

— Je n'ai pas eu une enfance facile. (Il rit jaune.) C'est le moins que l'on puisse dire.

Indigo passa son bras en travers du torse de Wraith et plaça sa main contre son cou, essayant de lui témoigner qu'elle comprenait parfaitement le fait de ne pas avoir eu d'enfance normale.

— Que s'est-il passé ? demanda-t-elle.

— C'était un type de père... (Il soupira, le regard dans le vide, comme s'il cherchait ses mots.) Rude, je dirais. Pour lui, l'éducation se faisait sur les champs de batailles. Il m'a mis entre les mains ma première épée – qui était la sienne – à l'âge de trois ans. L'arme était plus grande que moi.

Les mains sur la bouche pour masquer son horreur, Indigo imaginait un petit garçon aux yeux bleus, les cheveux en bataille... en train de tuer des gens parce que son père le lui avait obligé. Elle était désolée pour ce petit être, qui n'avait pas eu le temps de grandir et d'apprécier les plaisirs simples d'un âge aussi tendre.

— Pour lui, les peurs d'un enfant étaient ridicules et devaient donc être éliminées.

— Comment s'y est-il pris ?

— Petit, j'avais peur de... (il remua sur le canapé, un peu mal à l'aise) beaucoup de chose.

— Mais plus aujourd'hui ? demanda-t-elle.

L'air maussade, il s'esclaffa.

— Non.

— De quoi avais-tu peur ? demanda-t-elle d'une voix douce.

— Des insectes. De leur faire du mal plutôt. J'étais incapable d'écraser ne serait-ce qu'une thur'inn.

Une tinn quoi ?

Thur'inn. C'est une petite bestiole sans importance, l'équivalent d'une mouche aux Enfers, une merde qui résiste aux températures extrêmes. Il y en a plein là-bas, c'est presque monnaie courante. Et j'étais incapable d'en écraser une, putain. Alors pour me faire surpasser cette phobie – parce que c'est le mantra de mon géniteur « Pas de peur. Seulement des ennemis à abattre » – il m'a drogué et je me suis réveillé assis sur une chaise dans un coin d'une pièce gigantesque.

— Drogué ?! rebondit Indigo avec une douleur dans la voix. Mais tu étais un enfant !

— Et ce n'est que le début...

— Cet homme me hérisse le poil, dit-elle d'une voix blanche.

— Quand je me suis réveillé, reprit-il, j'étais assis sur un siège dans un grande pièce mais, mis à part la chaise, il n'y avait aucun autre meuble, elle était vide. Je me souviens que la lumière était très vive, elle me faisait mal aux yeux. C'est grâce à elle que chaque détail du sol était mis en valeur.

— Qu'avait-il de particulier ?

— Chaque centimètre carré – je dis bien chaque centimètre, et même plus – grouillait de thur'inn. Le sol en était noir, recouvert par des centaines de milliers d'insectes. Et chacune de ces bestioles s'était préalablement fait retirer ses ailes. Donc elles ne pouvaient pas s'envoler et tournaient en rond par terre. Assis sur ma chaise, il m'était impossible de me lever pour quitter la pièce. En plus, la porte était à l'autre bout de la salle et, à mes yeux d'enfant – et même probablement encore aujourd'hui – la distance à parcourir était phénoménale. Cet enfoiré avait bien sûr fait attention à ce que je me réveille pieds nus.

» Je suis resté des jours sur cette chaise, à observer d'un œil humide le grouillement des thur'inn. J'étais incapable de bouger. Puis la faim, la fatigue et ma vessie se sont souvent rappelé à moi. Il m'est arrivé une fois de m'endormir, je me suis réveillé quand j'ai senti des fourmillements sur mon visage ; j'étais tombé pendant ma sieste et elles me montaient dessus. Je leur ai pissé dessus aussi. (Il expira brusquement, son souffle fit voleter les cheveux de la jeune femme.) Je pensais que si je faisais un cercle tout autour de la chaise, elles n'oseraient pas le braver... tu parles ! elles se sont pressées dessus comme une mouche attirée par la merde. Par contre, pour mon estomac, c'était pas la même chose... Il m'était impossible de manger ces machins, alors j'ai pris sur moi, j'avais bien compris qu'on ne viendrait pas me chercher, que c'était une épreuve que je devais affronter seul. Alors j'ai pris mon courage en main et j'ai couru le plus rapidement possible vers la porte. J'avais beau courir et faire les plus grands pas dont mes jambes de quatre ans étaient capables, j'avais toujours l'impression que la porte s'éloignait et que je ne l'atteindrais jamais.

— Je... Je ne sais pas quoi dire tellement c'est horrible de la part d'un père de faire subir ça à son enfant...

— Le pire, c'était que ce salaud avait bien demandé aux personnes qui m'ont mis là de m'enlever mes chaussures... à chaque pas, j'ai senti sous ma plante de pied ces bêtes être réduites en bouillie. Et quand, enfin, j'ai atteint la porte, un garde m'a dit : « la porte restera fermée tant qu'elles ne seront pas toutes mortes ». Je voulais sortir. Cet endroit commençait à me rendre fou. Alors j'ai retroussé le bas de mon pantalon – je m'en souviens, c'était des ourlets qui refusaient de tenir en place alors j'ai finis par les remonter jusqu'à mi-cuisse pour pouvoir les tenir tout en marchant, j'avais probablement l'air con d'un vigneron en train de presser son raisin avec ses pieds – mais je suis donc retourné près de ma chaise qui puait la pisse. Et j'ai arpenté chaque centimètre carré de cette foutue salle. Je les ai toutes tuées, écrasés. Je voulais sortir. Après mon passage, il ne restait du sol qu'un grand amas visqueux et mou. En plissant les yeux, on aurait pu y prendre pour de la moquette tellement la couleur du sol en dessous était indéterminable. Je crois que je n'oublierai jamais le bruit que fait une thur'inn quand elle meurt. Un clac fort – comme les claque-doigts des gamins d'aujourd'hui –, un autre un peu moins fort – pour écraser son squelette interne – et un bruit de succion humide. C'était moche à voir, du début à la fin.

Indigo renifla et essuya les larmes qui avaient coulées de long de ses joues sans qu'elle ne s'en rende compte.

— C'est monstrueux.

Il haussa les épaules et resserra son étreinte autour de la jeune femme, écrasant de son pouce une larme qui s'était échappée de l'œil d'Indigo.

— Mais depuis je n'ai plus peur des thur'inn.

Au Cœur des Flammes T1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant