Chapitre 56 : Taehyung - 88%

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C'était parti pour trois jours, trois jours pendant lesquels plus personne ne pourrait tenter de tuer l'un d'entre eux. Les larmes de Jungkook en avaient provoqué sur le visage de Taehyung, pour autant ce dernier se sentait apaisé de savoir Hoseok mort : ça se voyait à des kilomètres que c'était ce qu'il souhaitait, prisonnier d'un corps qui le faisait souffrir au point qu'il désirait ardemment le quitter pour toujours.

Bien sûr que c'était injuste, mais il y aurait ici six décès injustes, ils allaient devoir s'habituer à cette idée s'ils ne voulaient pas passer pour des garçons faibles. Ils devaient garder un mental à toute épreuve pour faire bonne impression auprès du public. Verser quelques larmes, oui, mais pas de lamentations trop longues : elles lasseraient les spectateurs, elles agaceraient même les fans qui n'hésiteraient alors pas un instant à se convertir en haters, véritable secte de laquelle il était rare de sortir – un fan devenait facilement un hater, mais un hater restait si borné qu'il ne se transformait pratiquement jamais en fan.

Fan ou hater, il fallait de toute façon être fou pour regarder et apprécier un pareil programme. Lui l'avait regardé. Une fois. La première émission. Il se la rappelait encore : sept garçons jeunes, beaux, talentueux, sept garçons que Taehyung avait trouvés incroyables, et six d'entre eux qu'il avait vus mourir. Est-ce qu'il avait été triste ? Il ne s'en souvenait plus ; peut-être bien. Ça ne l'avait pas marqué, en tout cas. Lui, ce dont il se souvenait, c'était d'avoir songé qu'ils avaient de la chance, finalement : ils étaient décédés entourés, célèbres, et dans un environnement magnifique.

Taehyung n'avait connu que la solitude, la crasse et la peine. Et puis il y avait eu Jimin, Jimin dans le regard et sur le corps de qui il avait lu des douleurs infiniment plus atroces que les siennes, si bien qu'il avait décidé de devenir son ami. Ça avait été aussi simple que ça. Il avait décrété qu'ils étaient amis, même si Jimin n'avait jamais approuvé.

L'alarme tira Taehyung de ses pensées. C'était son tour.

Et lorsqu'une fois au salon, il découvrit sa tâche, il en fut touché.

Fais un câlin à Jungkook pour le consoler, s'il te plaît.

Attendri par cette demande qui, pour une fois, était bienveillante, le jeune chanteur s'exécuta. Il approcha son cadet qui s'était levé lui aussi, le visage peiné et les yeux rougis, même si les larmes n'en coulaient plus. Les deux amis échangèrent un regard, Jungkook opina et son cœur se réchauffa lorsque Taehyung le serra dans ses bras. C'était réconfortant, si réconfortant et agréable...

L'aîné frottait d'une main le dos de son maknae préféré, de l'autre sa chevelure ébène – Jungkook était particulièrement sensible aux caresses sur le crâne, il sentait toujours son corps se relaxer quand il lui en prodiguait. Le jeune homme aimait ce genre de petites attentions, et ça tombait bien puisque Taehyung aimait lui en accorder de pareilles. Serrer quelqu'un dans ses bras, c'était loin de lui être familier, et découvrir cette sensation lui était apparu comme une révélation. Il se savait affectueux, du moins il savait qu'il s'attachait rapidement à autrui, mais jamais il n'aurait cru adorer à ce point le seul fait d'étreindre quelqu'un à qui il tenait.

Taehyung déposa un baiser surfacique sur la tempe de son cadet qui, accroché à son t-shirt, le remercia d'un murmure. Oui, Jungkook avait cessé de pleurer, pour les caméras il avait cessé de pleurer, mais son aîné le sentait : il restait triste, atrocement triste, et chacun avait conscience qu'ici, le temps n'effacerait pas les blessures. Au contraire, il ne ferait que les élargir, encore et encore.

« Ça va aller ? susurra Taehyung.

— Oui, merci beaucoup. »

Ému de constater que le public appréciait leur amitié, Taehyung songea que ça se révèlerait sans doute bénéfique pour eux deux : les duos ou les trios étaient ceux qui tenaient le plus longtemps dans l'aventure. Statistiquement, mieux valait se faire des amis que des ennemis, car alors les spectateurs vivaient cette proximité par procuration, et les liens parasociaux permettaient aux participants d'apporter aux fans une impression d'intimité qu'ils n'éprouvaient avec aucun autre candidat. À travers Jungkook, c'était avec toute leur communauté que Taehyung resserrait les liens. Ami avec lui, il devenait ami avec eux.

Les garçons s'écartèrent, la mission fut validée. Taehyung offrit un sourire qui se voulait rassurant à son cadet qui le lui rendit, preuve qu'il se sentait mieux. Ce n'était pas totalement vrai, néanmoins : certes, il se sentait un peu mieux, mais aucune étreinte ne suffirait à effacer la douleur qui le tiraillait chaque fois qu'il repensait à Hoseok, à J-Hope, et qu'il songeait que le jeune danseur n'aurait jamais dû partir – en vérité, il n'aurait avant tout jamais dû venir...

Chacun quitta la pièce, à l'exception de Taehyung qui demeura debout au milieu du ce splendide salon. Tête basse, bracelet éteint, il était perdu dans des pensées qu'il ne qualifierait ni de tristes ni d'heureuses. C'était des pensées, et c'était déjà bien – penser, c'était vivre encore. Il ne pensait à rien de précis. Des souvenirs, des idées, des regrets et des remords. Il lui tournait dans l'esprit tant de choses qu'il ne pourrait les énumérer. Il les écoutait simplement murmurer ensemble à son oreille.

Voir la peine de Jungkook lui rappelait sa propre détresse quelques jours plus tôt, devant la mort de Seokjin. Il était toujours triste, horriblement triste, même s'il tentait de ne pas le montrer. Il était dévasté, car leur aîné avait été son ami, un vrai ami, un ami sincère. Il en était convaincu.

Il avait appris sur les réseaux du jeu que les parents de Seokjin appartenaient à la milice du régime. Les faits avaient été confirmés par les médias. Comme il l'était désormais, Taehyung était resté imperturbable face à son smartphone en apprenant la nouvelle. Il n'avait laissé transparaître aucune de ses émotions.

Alors même qu'il venait de découvrir que les parents de son ami avaient ordonné l'exécution des siens.

Ils l'avaient condamné à l'orphelinat, à peine âgé de trois ans.

Ils portaient la responsabilité du fardeau de cette solitude que Taehyung avait toujours abhorrée.

Ils lui avaient arraché une part de lui-même en lui arrachant ceux qui l'aimaient et espéraient simplement lui offrir un monde meilleur en luttant contre un gouvernement abominable.

Ça ne changerait pourtant rien à la peine de Taehyung : Seokjin avait fui ses parents, il les avait haïs, il les avait reniés, écœuré par leurs méfaits. Ces derniers, d'ailleurs, Seokjin n'avait pas à en assumer la culpabilité, ils étaient l'œuvre funeste de ses parents, non la sienne. Innocent, grandir parmi les criminels n'en faisait pas un meurtrier, mais une victime supplémentaire.

Il regretterait toujours Seokjin, il ne cesserait pas de souffrir de sa mort, il le pleurerait silencieusement aussi longtemps que son cœur se rappellerait sa gentillesse et sa bonne humeur, ainsi que le soutien qu'il apportait chaque fois à ses cadets. Seokjin avait subi le triste sort que le destin aurait dû réserver à ses parents.

Taehyung alla dans un studio libre et poursuivit la composition de la chanson sur laquelle il travaillait avec ardeur depuis la veille. Ses émotions, devenues trop difficilement supportables, incontrôlables, ne parvenaient plus à s'exprimer sur son visage ni à travers ses gestes. Il se sentait sans arrêt triste, soulagé, bouleversé, mélancolique, nostalgique, inquiet, furieux, désespéré. Son cœur cognait sans cesse, il lui semblait que le moindre effort le ferait palpiter au point de signer sa mort avant même que sa popularité ne chute.

Son cœur, si plein. Son regard, si vide. Insoutenable cocktail.

Taehyung écrivit avec son âme qui jaillissait dans des mots qu'il laissait exploser à la manière de ses sentiments. Il éprouvait l'urgent besoin de les déverser sur le papier, puisque son corps refusait de les montrer. D'une manière ou d'une autre, il lui fallait cracher cette douleur lancinante qui lui paralysait le cœur. La musique lui était très tôt apparue comme le seul moyen de parler sans mensonges, sans fumée, et de témoigner de la puissance de ses émotions.

À l'orphelinat, maman – c'était de cette façon qu'il appelait celle qui s'occupait le mieux de lui, une gentille jeune femme à laquelle il s'était rapidement attaché – lui conseillait de ne pas pleurer, parce que le son des pleurs n'était pas agréable. Elle disait que pour honorer ce si fort sentiment, il fallait chanter sa peine, chanter jusqu'à ce que la beauté du morceau apaise la méchante tristesse et l'endorme. Enfant, Taehyung avait commencé à chanter pour que toujours sommeille la souffrance au fond de son cœur.

C'était uniquement la brutalité de la mort de son aîné qui l'avait tétanisé et l'avait fait fondre en larmes, rien de plus. Maintenant il savait à quoi s'attendre. Il chanterait.

Son texte entre les mains, la musique terminée, Taehyung approcha le micro de lui. Son bracelet s'alluma, ses lèvres s'entrouvrirent dans un soupir muet.

Il chassa la tristesse, il balaya la douleur, il chanta à s'en briser les cordes vocales.

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