Chapitre 72

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Nous suivons ce long et fin couloir gris sur plusieurs mètres, Tiaffa en fin de cortège.

— Dernière porte au fond à droite, nous informe cette dernière avant que nous replongions dans un silence pesant.

Pas pesant à cause de la situation ou des personnes qui nous accompagnent, mais à cause du lieu où nous nous trouvons. Nous y sommes. Nous avons infiltré le dôme grâce au travail sous couverture de Tiaffa. Pourtant, je marche actuellement sur un sol que je n'avais jamais foulé jusqu'à aujourd'hui. Penser que des personnes sont actuellement en train de vaquer à leurs occupations au-dessus de nos têtes tandis que d'autres mènent une vie totalement différente ici-bas, dans le froid ambiant et sans ouverture sur l'extérieur. Si les Basses Classes qui travaillent ici peuvent en sortir à la fin de leur « service », les pauvres rescapés qui ont mutés n'ont plus cette petite chance.

Arrivé devant la porte en question, Shallan se retourne vers Tiaffa pour l'interroger du regard et savoir s'il peut l'ouvrir sans danger. Notre hôte hoche la tête. Shallan appuie sur le bouton blanc à côté des gonds et la porte, comme la précédente, glisse pour nous laisser passer. Nous débarquons dans une chambre assez grande. Ici aussi, tout n'est que béton. Les draps du vieux lit en bois ont peut-être été beaux un jour, mais ses couleurs ont passé et ce n'est plus le cas. Deux vieux fauteuils miteux se trouvent dans un coin et une armoire en métal dans un autre. Je n'ai jamais vu de décoration aussi sommaire dans l'Enceinte.

— Bienvenue dans ma chambre, déclare Tiaffa en quittant à son tour le couloir.

— J'ai rarement vu de pièce aussi laide et impersonnelle, commente Thétanis en faisant courir son regard un peu partout autour d'elle.

— Je suis pourtant la mieux lotie, lui apprend notre amie.

— Les Hommes d'Avant seraient-ils encore plus inhumains que ce que l'on pensait ? lâche ironiquement Shallan. Vous parlez d'une grande nouvelle.

— Les personnes qui vivent et travaillent ici ont-elles au moins de vrais lits ? veut ensuite Jarem.

— Elles en ont. Enfin, elles ont de vieux matelas une place posés à même le sol, deux couvertures miteuses chacune, le tout entassé dans des pièces minuscules qu'elles partagent avec trois autres personnes. Pas besoin d'armoires pour ranger leurs affaires puisqu'elles n'en ont presque pas et que la plupart du temps, elles sont à poils ou en peignoir. Et quand par grande bonté, leurs clients daignent leur offrir un petit quelque chose, c'est en général des sous-vêtements qu'elles – ou ils – n'ont le droit de porter que pour ces clients en particulier. Le gouvernement, plus magnanime que nos clients, nous a cependant permis d'avoir un vestiaire dans lequel les Basses Classes peuvent pendre leurs vêtements de ville et les retrouver à leur sortie. La vie dans un Bordel est tellement pleine de joie que je ne parviens plus à me souvenir de la dernière fois où j'ai vu l'une de mes femmes ou l'un de mes hommes sourire.

Je n'avais jamais entendu Tiaffa s'exprimer de la sorte, avec une telle violence dans ses mots et les traits de son visage si fermés et durs. Et c'est la première fois que je la vois se retenir de toute vulgarité.

— Enfilez les peignoirs qui se trouvent dans mon armoire, et hâtez-vous de libérer tous ces gens. Personne ne mérite un tel sort, ajoute Tiaffa, les narines frétillant de colère. Et comme les mauvaises nouvelles n'arrivent jamais seules, j'ai autre chose à vous annoncer. À t'annoncer, Lénée, ajoute-t-elle en me regardant d'un air grave.

— Je vous l'avais dit que ça ne se passait jamais comme prévu... commente Shallan en levant les yeux au ciel.

J'imite mes collègues et l'ignore. Je pense savoir de quoi va me parler Tiaffa et pourtant, je ne veux pas me l'avouer.

— Ménée a été emmenée il y a trois jours...

— Emmenée où ? lui demandé-je.

Pour la première fois depuis longtemps, mes ongles viennent s'enfoncer dans les paumes de mes mains.

Tiaffa pince les lèvres et secoue la tête d'un air désolé.

— Je ne sais pas. Ici, je ne suis qu'une femme laide dont personne n'a voulu, qui gère des catins. On ne me dit que le strict minimum. Tout ce que je sais, c'est que Ménée a refusé tout rapport sexuel avec qui que ce soit. Et dans le monde de la nuit, les dents sont une putain d'arme ! Ses clients sont probablement partis se plaindre au gouvernement. On m'a battue parce que je n'ai pas su maîtriser « ma catin » et on a pris Ménée.

— Est-ce que tu sais s'il y a d'autres endroits dans les souterrains qui, comme le Bordel, ne sont pas fréquentés par la plupart des habitants ? l'interroge Jarem.

Quant à moi, tout ce à quoi je pense, c'est qu'encore une fois, les Hommes d'Avant me retirent ma mère, m'empêchent de pouvoir lui parler, de pouvoir la connaître. Tout ça prendra-t-il un jour fin ? Peut-être n'est-ce finalement qu'égoïsme de ma part de vouloir la rencontrer pour de vrai, sans barrières entre nous. Peut-être aurais-je dû me contenter du bonheur que j'avais trouvé à Sidonia. Peut-être que j'en demande trop...

— Pas à ma connaissance, lui répond Tiaffa. Mais comme je vous l'ai dit, je ne suis pas au courant de tout.

Un lourd silence s'ensuit. Une idée me traverse l'esprit.

— Je suppose que certains des clients du Bordel font partie du gouvernement ? lui demandé-je, mes ongles plus enfoncés que jamais dans mes mains.

— Ce sont les plus gros porcs que j'ai jamais connus, m'apprend-elle. Et ceux-là, je ne peux même pas les castrer.

Je ne mets que quelques secondes à comprendre qu'elle fait référence à son histoire personnelle, celle qu'elle m'a racontée la première fois que l'on s'est rencontrées.

— On va avoir besoin de leurs noms et de leurs adresses, décrété-je.

Jarem et Thétanis me regardent sans comprendre tandis que je vois Shallan hocher la tête en se tenant le menton.

— Elle a raison, intervient-il. Si quelqu'un sait où se trouve Ménée, c'est forcément quelqu'un du gouvernement. Nous nous occuperons de libérer ce dôme si nous le pouvons, mais avant ça, nous ne pouvons pas ne pas essayer de savoir où se trouve Ménée. Après tout ce qu'elle a fait pour nous, nous ne pouvons pas l'abandonner aussi facilement.

Tiaffa soupire, mais finit par acquiescer.

— Très bien. Je vous couvre pour que vous puissiez tenter d'aller chercher des informations à ce sujet, mais vous avez intérêt, après ça, à faire quelque chose pour toutes les personnes présentes dans ce putain de Bordel ! s'exclame-t-elle, son inquiétude et sa colère faisant ressortir son langage grossier habituel. Mais je vous préviens aussi : je ne vous laisserai pas quitter cet endroit sans que vous ayez essayé de prendre le contrôle de l'Enceinte.

— Après avoir accompagné les prisonnières des dissidentes auprès de Fianée, Yaram doit se rendre à Allenia, lui apprend Thétanis. Le dôme libre nous enverra des renforts pour prendre la ville d'assaut dès que nous les préviendrons.

— Bien. Maintenant, déshabillez-vous et enfilez les peignoirs ou vous ne passerez jamais inaperçus. Si vous voulez des informations sur les clients, il va falloir que vous alliez directement les demander à mes « employés » qui sont en contact régulier avec eux. Mais faites attention, même au cœur du Bordel l'influence et la manipulation des Hommes d'Avant existe encore et si les mauvaises personnes découvrent pourquoi vous êtes ici, elles n'auront aucun scrupule à aller vous dénoncer pour espérer qu'on leur accorde un travail à la surface. Travail qu'on ne leur accordera jamais.

— Et comment on sait à qui on peut faire confiance et à qui on ne le peut pas ? veut savoir Shallan.

Tiaffa lâche un petit rire sans joie.

— Tu es sous un dôme, je te rappelle. Ici, les apparences priment, tu ne peux faire confiance à personne.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now