Chapitre 35 (partie 2)

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Payne et Nolen pouffent de rire, ce qui a le don d'agacer plus encore mon voisin. Priétée et moi-même nous contentons d'observer la scène, interloquées par ce à quoi nous sommes en train d'assister.

— Franchement, ça fait un moment maintenant que les cirques n'existent plus, je pensais que tu le savais, se moque Nolen.

Mon voisin vire doucement, mais sûrement, au rouge.

— Tu ne peux t'adresser à personne, lui répond sérieusement Payne. Tu n'intègreras pas Sidonia.

— Je croyais que j'avais le choix.

— Tu ne l'as plus. Tes mots et tes pensées ne viendront pas encrasser notre communauté.

Je le sens commencer à s'affoler à mes côtés.

— Je veux voir un supérieur !

— C'est moi, la supérieure des nouveaux arrivants. C'est moi qui décide qui mérite de rester. Je t'ai laissé une chance de te rattraper, tu ne l'as pas saisie. Maintenant, c'est trop tard. Nous sommes accueillants, mais pas stupides au point de laisser quelqu'un comme toi arpenter nos rues, profiter du travail des autres et rabaisser nos sœurs et nos frères.

— Mais je vais mourir dehors ! s'exclame Obienn.

— Il fallait y penser avant de te faire virer de ton dôme et de piétiner notre façon de vivre. Tu ne peux t'en prendre qu'à toi-même, réplique Payne.

Nolen quitte la petite salle sans rien dire pendant qu'Obienn continue à protester de plus en plus vivement, perdant toute retenue, dévoré par la peur.

Et je ne ressens ni pitié ni compassion pour lui. Je n'ai plus besoin de me forcer pour réussir à le regarder, car tout ce qu'il m'inspire, c'est du dégoût. Il se met à supplier notre formatrice, oubliant jusqu'à son amour propre. Je pensais ne jamais voir une telle scène de ma vie. Il y a encore quelque temps, je pensais même cela impossible.

Deux ou trois minutes plus tard à peine, Nolen est de retour, accompagné d'une femme et d'un homme. L'homme se poste devant mon voisin et le toise.

— C'est toi le cafard qu'on doit relâcher dans la nature ?

— Je... non... non, c'est pas...

La femme fait claquer sa langue et elle et son collègue s'emparent chacun d'un des bras d'Obienn avant de le lever de force de son siège. Et malgré ses ruades, les deux gardes – je suppose – n'ont aucun mal à lui faire quitter la salle. Puis, peu à peu, les cris de protestation d'Obienn s'éloignent, jusqu'à ce qu'on ne les entende plus du tout.

Le silence s'impose de nouveau, plus léger cette fois. Priétée et moi échangeons un regard de profond étonnement avant de nous tourner de nouveau vers Payne et Nolen.

— Bien ! Maintenant que nous sommes entre personnes civilisées, nous allons pouvoir reprendre. Désolée, Nolen, tu n'auras pas d'apprenti ce soir finalement.

— Pas de boulet à ma cheville, tu veux dire ? T'en fais pas, je pense que je ferai très bien sans ! plaisante-t-il avant de nous saluer d'un mouvement du menton et de retourner à ses occupations.

Avant de reprendre, Payne nous couve d'un regard compatissant.

— Je suis désolée pour vous aussi. Désolée que vous ayez encore dû entendre les aberrations qui sont sorties de la bouche de cet homme et que vous ayez dû assister à tout ça. Ça n'arrive que très rarement, mais ça arrive. Parfois, les dômes virent de chez eux des hommes qui adhèrent à leur fonctionnement, mais qu'ils ne peuvent pas garder, car ils volent, tuent ou mettent leur nez là où ça ne les regarde pas. Quand ça arrive, on se retrouve ici avec des gens comme Obienn. Nous ne sommes certes pas parfaits ici non plus, mais si nous pouvons éviter d'accueillir des personnes... de ce genre, nous le faisons.

— Pas la peine de t'excuser pour ça, lui répond alors Priétée, pleine de bonté comme toujours.

Payne hoche doucement la tête, quand même gênée par ce qu'il vient de se passer, alors qu'elle n'y est pour rien.


Le soir-même, lorsque je rejoins le quartier des rescapés, ma tête est pleine d'un brouhaha sans nom. Jusqu'ici, je n'avais jamais eu de cours d'histoire du genre de celui que nous a dispensé Payne. J'aurais aimé ne pas croire à ses paroles, pouvoir me dire que tout est faux, que l'humain ne peut pas être aussi vil, aussi cruel, aussi avide de pouvoir... mais je sais à présent qu'il n'en est rien.

Tout est la faute des Hommes d'Avant.

Une communauté sectaire née il y a plusieurs centaines d'années, bien avant que la IIIe Guerre mondiale n'éclate. Un groupe d'hommes aux idées bien arrêtées et méprisant les femmes et les faibles. A cette époque, la pauvreté avait atteint des sommets, les gens ne pouvaient plus se loger, ne pouvaient plus se nourrir et se battaient littéralement pour un morceau de pain oublié des riches. Des centaines de milliers de pauvres, contre une poignée de privilégiés riches à qui la vie souriait. Il n'était pas rare de croiser plusieurs cadavres dans les rues au petit matin, c'était devenu quotidien. Les Hommes d'Avant ont profité de la pauvreté, de la famine, des maladies et des guerres pour rassembler de plus en plus d'adeptes en leur promettant le bonheur. En leur promettant une solution à tous leurs problèmes. Les gens se sont accrochés à ce qu'ils ont pu... Et de fil en aiguille, leur secte est devenue un parti politique, un parti qui a gagné les élections présidentielles de 2149 et qui s'est implantée dans plusieurs pays.

Les Hommes d'Avant ont ensuite changé plein de choses, mais rien de ce qu'ils avaient promis, avant de bombarder le monde pour entasser les survivants sous des dômes. Dans des prisons dorées comme celles dans laquelle j'ai grandi.

Je pousse un profond soupire et m'assieds dans l'un des fauteuils miteux de la salle commune. Entre mes mains se trouve une copie de ce que Payne appelle« le journal de Gabriel ». L'original est consultable à la bibliothèque, mais ne doit pas en sortir. Il s'agit de l'un des rares témoignages d'un chirurgien qui a assisté au déclin du monde tel qu'il était avant la IIIe Guerre mondiale. Avant que ces Hommes d'Avant ne sèment le chaos. Mes yeux se posent d'eux-mêmes sur le cahier jauni et usé que je tiens. Il est temps que je comprenne réellement comment on en est arrivé là.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now