Chapitre 1

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~ PARITE I : L'INNOCENTE ~


J'ai pleuré toute la journée.

Nourrice m'a punie. En vingt ans, elle n'avait jamais hurlé aussi fort. Ma mère n'a rien dit. Elle est restée muette comme une tombe. Plus muette que l'oiseau mort que j'ai trouvé hier en allant à l'épicerie. Et même quand Nourrice a sorti le martinet, ma mère n'a pas esquissé le moindre geste. Elle n'a pas bougé non plus quand les lanières meurtrières de l'objet ont lacéré la peau de l'arrière de mes cuisses jusqu'au sang. Il me semble même qu'elle a détourné les yeux.

Mais si c'était trop dur à supporter pour toi, mère, tu aurais pu intervenir. Tu aurais pu agir.

Elle n'a rien fait. Elle s'en fiche. Je dois me plier à la loi. Je dois rentrer dans le moule et ne pas faire de vagues. Je dois être sage et obéissante en toute occasion. Surtout en public. On ne sait jamais, un homme pourrait passer par là et tomber sous mon charme. Il ne faudrait pas que mon comportement vienne tout gâcher.

Il ne faudrait pas que je devienne la Mort.

Mon père finit par me trouver dans un coin du grenier. Il soupire et me tend un mouchoir en tissu gravé de ses initiales.

— Sèche tes larmes, m'ordonne-t-il.

Je n'ose pas lever les yeux vers lui. Je me contente d'attraper ce qu'il me donne. Je ne veux pas risquer de nouveaux coups de fouet pour avoir posé sur lui le regard noir que je lui réserve.

— Nous dînons dans quinze minutes. Tâche d'être présentable, Lénée.

J'acquiesce, toujours sans lever les yeux.

— Bien, réplique-t-il avant de s'en aller.

Peu de temps après, je jette un coup d'œil à la fine montre en argent qui pare mon poignet – une femme se doit d'être toujours à l'heure – et constate qu'il ne me reste plus que cinq minutes pour me remettre. Pour oublier la brûlure lancinante derrière mes cuisses. Pour oublier la honte qui me dévore et la rage qui obstrue mes pensées.

Je hais Nourrice. Je hais ma mère. Et par-dessus tout, je hais mon père.

Je les hais tous. Sans exception.

Une nouvelle avalanche de larmes remonte jusqu'à mes yeux et dévale mes joues. Je n'ose pas attraper un miroir pour regarder mes plaies. Assise contre le mur des combles, surplombés par leur toit mansardé parsemé de toiles d'araignées, en chemise et culotte, mes poings à la peau diaphane se serrent. Se serrent au point que mes ongles viennent martyriser mes paumes.

Je dois me reprendre. Je dois être forte. Mes cuisses guériront. Je ravalerai ma honte.

D'un geste vif plein de rage, je balaie ce qui coule encore de mes yeux. J'ai cinq minutes pour désinfecter et panser mes blessures à vif avant le dîner. Il va falloir faire vite. Je prends sur moi et me remets debout en grimaçant. Je récupère ma jupe souple, mais ne la remets pas immédiatement. Je préfère ne pas imaginer son tissu frôler ma chair en lambeaux et croise les doigts pour qu'on ne me surprenne pas à déambuler en culotte dans la maison.

Je serre les dents et rejoins en vitesse la salle de bain. Assise à même le carrelage froid, en parfaite opposition avec la chaleur de mes cuisses, un gant coincé entre les dents, je nettoie mes blessures, luttant contre le malaise qui menace de prendre possession de moi. Les mains tremblantes, un petit miroir dans l'une, une compresse dans l'autre, je frissonne, en sueur.

Je jette un nouveau coup d'œil à ma montre : il ne me reste plus que deux minutes pour rejoindre la salle à manger. Je penche la tête en arrière et ferme fort les yeux avant de prendre une grande inspiration.

Courage, Lénée. Tu peux le faire. T'as juste à poser ce truc imbibé d'alcool à 90 sur tes plaies. Tu ne peux pas aller à l'hôpital, les gens se poseraient des questions. La nouvelle s'ébruiterait... Tu peux le faire, Lénée... Courage !

Je prends une seconde profonde inspiration et me lance. Le gant dans ma bouche fait son travail et absorbe mon cri. Je lui en suis reconnaissante. Les femmes ne doivent pas crier. Je termine en me posant un bandage. Après la douleur provoquée par le fouet et l'alcool, le reste, c'est du pipi de chat. Malgré tout, lorsque je me relève et enfile ma jupe, je ne peux m'empêcher de mordre l'intérieur de mes joues. Tous les ans, quand je vais chez le dentiste et que celui-ci remarque les marques dans ma bouche, il me lâche un « Bah alors, on est stressée ? Faudrait penser à se détendre. Votre médecin ne peut pas vous prescrire des anxiolytiques ? ».

Mais le médecin et le dentiste, je les emmerde. Eux et leurs pseudobons conseils, je les emmerde profondément. Les anxiolytiques, si ça peut aider, ça ne règle cependant pas tout. Combien de femmes devenues accros j'ai vues devenir la Mort ? Je ne les compte même plus.

Tout ce que je peux espérer maintenant, c'est ne plus me faire fouetter avant la semaine prochaine, et espérer être choisie par un homme gentil lors de ma Cérémonie qui aura lieu à ce moment-là. Croiser les doigts pour réussir à être sage, réussir à rester à ma place. Prier tous les dieux interdits pour être fertile. Les implorer pour que mes jambes ne se mettent plus jamais à courir. Pour que ma voix ne se mette plus jamais à crier. Si pour une Innocente, la sentence est le martinet, pour une Femme, c'est devenir la Mort.

Quand je rejoins les autres dans la salle à manger, ma mère ne lève pas les yeux vers moi. Elle les garde désespérément fixés sur son assiette. Sur le petit pois qu'elle s'obstine à faire rouler du bout de sa fourchette. Nourrice se lève, le regard sévère. Elle attrape le petit fouet posé sur la cheminée en pierres non loin de là et se tourne vers moi sans rien dire.

Ma respiration s'accélère malgré moi : je suis en retard.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now