Chapitre 29 (partie 2)

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— Bon, qu'est-ce qu'elle fout, la cheffe, j'aimerais ne pas partir trop tard, râle Tiaffa aux pieds de son propre cheval.

Quant à moi, j'en profite pour observer mes futurs compagnons de voyage. Avec Tiaffa et moi, nous serons quatre. Les deux autres sont une femme à peine plus âgée que moi et un homme d'une cinquantaine d'années. Je déglutis, mal à l'aise en le voyant, mais prends sur moi pour ne pas baisser les yeux. Il me sourit et m'informe qu'il s'appelle Joshué. Les cheveux poivre et sel, son visage me paraît plutôt avenant, même si j'ai tendance à me méfier de l'air des gens. J'ai grandi entourée de personnes capables de masquer leurs véritables sentiments, pourquoi ce serait différent ici ? Ses mutations ne me semblent pas vraiment handicapantes : six doigts à chaque main et des yeux totalement blancs. Le quatrième membre du groupe est une brune à la peau hâlée parsemée de ce qui semble être des taches de rousseur bleues. Elle ne m'adresse qu'un simple hochement de tête en voyant que je la dévisage.

— C'est Bahini, chuchote Tiaffa à mon oreille alors que je me détourne de la jeune femme. Elle ne parle que très rarement, même si ça fait plusieurs années qu'elle a quitté le dôme.

J'ai à peine le temps d'acquiescer que Fianée sort la tête de sa tente, l'air grave, et m'ordonne de l'y rejoindre.

— Ca pue quand elle est comme ça, commente tout bas Tiaffa.

Cette femme a un don pour rassurer les gens...

Je l'ignore et pars voir mon ancienne amie. Celle-ci s'efface pour me laisser entrer dans sa tente avant de dévisager d'un air désolé, faisant s'affoler mon cœur.

Siène m'aurait-il retrouvée ? Non... c'est ridicule, c'est impossible.

— Je ne vais pas passer par quatre chemins, Lénée. Je viens de recevoir un courrier par oiseau... Ta mère a des problèmes.

Il me faut quelques secondes pour comprendre de qui elle me parle, moi qui me pensais loin de toutes les préoccupations de l'Enceinte.

— Et ?

Fianée hausse les sourcils.

— Ca ne te fait rien ?

— Elle m'a ignoré toute ma vie et n'a pas hésité à me faire volontairement mal lors de ma mise à Mort. La seule chose qu'elle a fait pour moi, c'est m'offrir une montre dans laquelle elle espère que quelqu'un d'autre veillera sur moi. Si elle a visiblement l'air de s'être souciée de moi à une époque, je t'assure que ce n'est plus le cas. Et je ne vois pas bien ce qu'il a pu lui arriver de si grave, à elle qui n'aspire qu'à une chose : se transformer en plante, laché-je, presque vexée qu'on vienne me reprocher à moi de ne pas m'inquiéter pour ma mère quand c'est elle qui m'a abandonnée la première.

Fianée soupire et se frotte le visage.

— Ta mère a toujours veillé sur toi. Dans l'ombre.

J'émets un petit rire dubitatif.

— Comment penses-tu avoir croisé le chemin de Jarèm ? me demande-t-elle alors.

Cette fois, elle m'intrigue. Comment est-elle au courant de ça ?

— Ménée est à la tête de la résistance à l'intérieur du dôme, et ce, depuis plusieurs années. Elle a dû agir comme une vraie petite femme obéissante pour passer inaperçue. La capitale est en contact régulier avec elle. Elle gère tout d'une main de maître et a permis de sauver et d'aider des dizaines de personnes depuis des dizaines d'années. C'est elle qui a fait en sorte que ton chemin croise d'une manière ou d'une autre celui de Jarèm. Celui d'un homme bien. Malheureusement, quelqu'un l'a dénoncé et il a été évincé de l'Enceinte dans le plus grand des silences. Priétée elle-même était en contact avec ta mère. Ménée a fait tout ce qu'elle a pu pour te venir en aide sans se faire prendre. Elle t'aime, Lénée, elle t'a toujours aimée. Mais c'est une femme au grand cœur. Ce n'est pas uniquement sa propre fille qu'elle veut aider, mais le plus grand nombre de personnes. Si elle a fait exprès de te faire mal lors de ta mise à Mort, c'est probablement pour éviter de se faire démasquer ou condamner à Mort elle aussi. Elle sait qu'il y a une possibilité de survie de l'autre côté du dôme, mais elle choisit de rester pour ne pas abandonner ceux qui ont besoin d'elle. Tu comprends ?

— Je...

Toutes mes pensées se bousculent dans ma tête. Ma mère... à la tête de la résistance dans l'Enceinte ? Ce n'est pas possible. C'est même risible ! Pas elle ! Le sourire que j'ai aperçu sur ses lèvres le jour de ma mise à Mort me revient alors à l'esprit. Était-elle vraiment contente pour moi ce jour-là ?

Je tombe lourdement sur le tas de feuilles qui sert de lit à Fianée, incapable de rester debout.

— Mais ta mère a fini par être dénoncée, Lénée. Et ce n'est bon ni pour elle, ni pour nous, ni pour les autres habitants du dôme. Le gouvernement ne va pas lui faire le plaisir de la faire devenir la Mort alors qu'elle n'en a pas peur.

Mes entrailles se contractent, mon rythme cardiaque s'accélère.

— Elle a été condamnée à dix ans de service au Bordel. Et les hommes courant de son « crime » ne vont pas être tendre avec elle...

— Mais... je...

Je soupire et me prends la tête dans les mains avant de la relever.

— Je suis perdue, Fianée, lui avoué-je sincèrement. Tout ça, c'est trop d'informations d'un coup ! Je ne me suis réveillée qu'hier et j'apprends non seulement que ma mère s'est apparemment toujours souciée de moi, mais qu'en plus elle... résiste.

— Elle fait bien plus que ça. Elle dirige. Elle dirige des opérations d'aide et de sauvetage sous le nez d'hommes qui la croient soumise. Enfin... c'est ce qu'elle faisait avant. Toute la capitale est en effervescence, Lénée. Quand un élément important de la résistance intérieur se fait avoir, on fait toujours tout ce qui est en notre pouvoir pour lui venir en aide. Ici, nous sommes tous des frères et sœurs, tu comprends ? L'entraide est primordiale.

— Je ne sais pas quoi te répondre ni ce que tu attends de moi, Fianée...

— Rien, Lénée, je pensais seulement que tu voudrais savoir ce qui est en train d'arriver à ta mère. Que tu t'en soucierais...

— Mais je m'en soucie ! m'exclamé-je alors en me relevant, à présent sur les nerfs. Je m'en soucie ! Tout comme je me soucie d'une amie que j'ai abandonnée dans l'Enceinte ! Je me soucie de plein de choses, Fianée ! Mais je te signale que je suis restée alitée deux semaines, que j'ai toujours cru que m'a mère d'éprouvait que de l'indifférence à mon égard, que c'était la mort qui m'attendait en dehors de l'Enceinte, que je n'étais pas normale, que j'étais un déchet, que je n'étais pas une vraie femme, que j'ai vu mes seules amies devenir la Mort les unes après les autres, que je t'ai vu, toi, te sacrifier pour moi quand en réalité, le sacrifice, c'est moi qui l'ai fait en restant vingt ans entre ces murs pendant que toi, tu te la coulais douce ici !

Cette fois, je suis hors de moi. C'est comme si ma colère accumulée depuis plusieurs années décidait de sortir à cet instant précis. Et je m'autorise enfin à crier ma rage, pour la première fois de ma vie.

— J'ai toujours cru que comme tu t'étais sacrifiée pour me permettre de ne pas devenir la Mort, je me devais d'être une femme bien, quitte à mourir à petit feu à l'intérieur ! poursuis-je. Alors, oui, fais-moi la morale si ça te chante, maintenant je m'en fiche. Je suis libre, Fianée, et je ne le dois qu'à moi-même. Je t'interdis de me parler comme si j'étais une attardée indigne. Je te l'interdis ! Plus jamais personne ne me dira quoi faire ! Plus jamais personne ne me fera culpabiliser alors que j'ai tous les droits d'être en colère ! Tu sais quoi ? Tiaffa a raison de parler comme elle le souhaite. Cesse de la rappeler à l'ordre à chaque fois qu'elle ouvre la bouche ! Ne te mets pas à ressembler à ces connards d'Hommes qui nous asservissent dans l'Enceinte. Oui, cette fois, je le crie, je le hurle même, ce sont tous des connards ! Des connards monstrueux imbus d'eux-mêmes ! Et tu sais quoi ? Si nous, les femmes, on se rebellait un peu plus, ils auraient peur ! Ces connards auraient peur de nous ! Et un jour, je peux t'assurer qu'ils auront peur de moi !

Je me tais alors, à bout de souffle, les poings fermés. Et, peu à peu, je sens les traits de mon visage se détendre et un sourire naît sur celui de Fianée.

— Bienvenue dans la résistance, Lénée.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now