Chapitre 6

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Je la vois devenir livide en l'espace d'une seule seconde et me dis que je n'aurais peut-être pas dû poser cette question. Mais je dois savoir si elle sait. Et si elle est au courant de quoi que ce soit, elle doit me le dire. Parce que pour le moment, peu importent mes options, elles me paraissent toutes aussi sombres les unes que les autres. Soit je deviens l'objet d'une personne, soit je deviens celui de plusieurs, soit... je deviens la Mort.

Et actuellement, je suis très sérieusement en train d'évaluer chacune de ces options. Même la dernière. Et ça me fait peur. Mes propres pensées me font peur. Et mes mains tremblent encore.

— Tu n'as pas le droit de poser cette question, Lénée, ce sont des choses réservées aux adultes !

— Ce que je suis sur le point de devenir, contré-je malgré moi, avant de me rendre compte de ma témérité.

Le visage de Nourrice n'a jamais été aussi fermé qu'à cet instant. Je la vois tenter de prendre sur elle, contrôler son souffle, serrer ses poings, probablement pour se retenir de me les envoyer dans la figure. Elle perd son calme, et c'est la première fois que ça arrive. Les Anciennes ne perdent jamais leur calme. Elles ont eu toute leur vie pour s'entraîner et leur montée en grade est la récompense même de cette capacité.

Sa paupière droite tressaille une seule et unique fois avant que ma tutrice parvienne à reprendre contenance, à s'apaiser. En façade du moins.

— Oui, si jamais tu te maries, ce qui n'est pas encore le cas. Ces choses-là ne te concernent pas encore.

— Mais je dois savoir pour pouvoir faire mon choix !

Cette fois, elle affiche un air profondément choqué.

— Pardon ? Pour faire ton choix ? Quel est le rapport ? En quoi savoir ça t'aidera à choisir tes prétendants ?

Je soutiens courageusement son regard, la peur grouillant dans mes entrailles à l'idée de la possibilité d'être de nouveau punie. Le silence plane. Et Nourrice comprend :

— Tu ne peux pas être sérieuse, Lénée...

— Je ne sais pas de quoi vous parlez.

Sa main perce l'air, aussi rapide que l'éclair, et vient s'écraser sur ma joue sans que je puisse m'y soustraire. Le coup est si fort qu'il me fait détourner la tête et une brûlure se met à lécher violemment ma peau. Je ferme les yeux pour ravaler mes larmes et, la main sur mon visage, me retourne face à Nourrice sans pouvoir retenir mon regard noir.

— Reprends-toi, Lénée, ou tu pourrais bien le regretter. Ton insolence, tu l'enterres. Et ton regard assassin, tu le noies dans les larmes que tu retiens aussi bien qu'un nouveau-né, me casse-t-elle d'une voix à la fois cinglante et mesurée, effrayante.

Je ne l'ai définitivement jamais vue comme ça. Les traits de son visage semblent avoir changé, s'être assombris, et ses pupilles paraissent pouvoir détruire jusqu'à mon âme si je les laisse pénétrer les miennes. Alors je l'écoute, la gorge serrée de sanglots, et baisse les yeux.

— Tu es une idiote, Lénée. Une petite idiote qui ne sait pas voir la chance qu'elle a !

Je n'ouvre plus la bouche, je n'ose pas. Une larme s'échappe du coin de mon œil. J'espère que Nourrice est trop occupée à me réprimander pour s'en rendre compte. Je me déçois. Je suis faible. J'ai été bête de ne serait-ce que penser à choisir devenir la Mort. Je veux continuer à vivre, peu importe ce que je dois endurer pour cela. Fianée ne m'a pas dénoncée, elle m'a sauvé la vie, je ne peux pas bafouer son sacrifice en subissant le même sort qu'elle. On m'a offert une vie, je me dois de me donner corps et âme pour la conserver, pour la chérir.

— Que vais-je bien pouvoir faire de toi, petite sotte ? As-tu seulement conscience qu'une troisième punition maintenant t'enverrait directement au bordel ? Aucun Innocent ne voudrait plus de toi ! Tu ruinerais ma réputation.

J'ai toujours la tête baissée, mais je sens son regard acéré me transpercer de part en part. Elle se met ensuite à faire les cent pas dans ma chambre.

— Tu vas poser problème à ton futur mari, je pourrais en donner ma main à couper. Tu n'es bonne à rien, Lénée. Ta bouche n'émet qu'un flot d'inepties à chaque fois que tu l'ouvres ! Des inepties qui pourraient te porter préjudice, à toi ainsi qu'à ton conjoint ! Tu dois apprendre à te taire. Tu m'entends ? A te taire ! Je ne te punirai pas, je ne préviendrai pas ton père. Tu dois finir mariée pour que ta mère garde ses chances de devenir une Ancienne et pour ne pas ruiner ma réputation. Ça, je ne l'accepterai jamais.

Elle cesse alors de tourner en rond dans la chambre et se précipite vers moi, un peu trop rapidement pour une femme. Mais personne n'est là pour le voir. Arrivée à ma hauteur, elle m'attrape violemment par le menton, le serre jusqu'à me faire mal et m'oblige à la regarder dans les yeux cette fois. J'y lis une fureur sans nom, quelque chose de destructeur, quelque chose qu'elle s'efforce sans doute depuis des années de contenir. C'est ce qui arrive quand on passe la moitié de sa vie à refouler ses paroles et ses émotions.

Je n'ose toujours pas bouger ni parler. De toute façon, même si je le voulais, je ne le pourrais pas, ma gorge est bien trop serrée pour ça, obstruée par les sanglots et la queue du serpent de terreur qui maltraite mes entrailles. Le souffle saccadé, je ne peux qu'attendre ma sentence. Mais s'il y a bien une chose à présent dont je suis sûre, c'est que je ne veux pas devenir la Mort. Je n'en ai pas le droit. Pas après ce que mon amie a fait pour moi l'année dernière.

— Je t'interdis de parler, Lénée. Je ne veux plus entendre un seul mot sortir de ta bouche jusqu'à ce que tu quittes cette maison. Suis-je claire ?

Je cligne une fois des paupières pour lui faire comprendre que oui. Elle me relâche alors sans ménagement et se dirige vers ma porte. Juste avant de la refermer derrière elle, elle se retourne vers moi et répète d'un ton menaçant :

— Pas un seul son, Lénée. Tu ferais mieux de t'en souvenir.

Tu seras la Mort (en cours d'autoédition)Unde poveștirile trăiesc. Descoperă acum