Chapitre 37 (partie 1)

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J'ai passé les deux dernières soirées à lire le témoignage de Gabriel et je ne parviens toujours pas à savoir si j'ai pitié de lui ou s'il mérite son désespoir. S'est-il finalement laissé embrigadé par les Hommes d'Avant ou était-ce une décision mûrement réfléchie de sa part d'abandonner sa femme ? Femme qu'il était censé aimer. Ou peut-être que devoir fouetter de pauvres gens et les voir littéralement se tuer au travail a-t-il peu à peu transformé son âme en pierre, une pierre froide et dépourvue de sentiment ?

Je ne sais pas...

J'ai l'impression que plus j'en apprends sur les Hommes d'Avant, plus je lis et relis ce journal et plus le monde et les humains se teintent de nuances. J'ai grandi dans une société – un dôme – dans laquelle tout était soit blanc, et nous pouvions vivre plus ou moins tranquillement, soit noir, et nous devenions la Mort pour nos fautes.

Je soupire.

Je ne suis pas allée prendre le petit déjeuner avec Priétée aujourd'hui. J'ai préféré rester dans la salle commune, assise sur l'un des piteux, mais confortables fauteuils. La copie du témoignage sur mes genoux, je laisse mon regard se perdre à travers la vitre de la fenêtre. Loin sur l'horizon. Le soleil est en train de se lever et propage de douces couleurs orangées sur les bâtiments délabrés de Sidonia. Un spectacle à la fois magnifique et triste. A quoi ressemblerait le monde si les Hommes d'Avant ne l'avaient pas volontairement bombardé pour pouvoir mettre en place leur grand projet ?

Je n'en ai aucune idée et je ne le saurai jamais. Nul besoin de continuer à me prendre la tête avec ça.

Si les derniers événements m'ont appris quelque chose, c'est bien qu'il faut se concentrer sur le présent. Le passé le restera toujours, je n'y pourrai jamais rien, et le futur se construit sur nos choix présents.

En parlant de choix, aujourd'hui est mon dernier jour de formation. Payne va nous parler un peu plus en détail des différents métiers possibles dans le Monde Libre et d'ici peu, nous devrons prendre notre décision. Une angoisse nouvelle prend possession de mes entrailles. Comment savoir comment faire le bon choix ? Comment ne pas me tromper ? Pourrai-je changer de profession si celle que je choisis ne me convient plus dans quelques années ? Je me rends alors compte que tous les hommes du dôme ont dû avoir ce questionnement avant moi, eux qui avaient le droit de faire de vraies études pour choisir leur métier. Jusqu'à maintenant, j'ai toujours rêvé de travailler en boulangerie, mais est-ce encore ce que je veux ? Ce désir n'était-il pas né d'un simple manque de liberté ?

Je soupire encore, bruyamment cette fois.

— Eh bien ! Tu me sembles prise dans des pensées pas très amusantes, commente soudain l'intendante, me faisant sursauter en me tournant vers elle.

— Effectivement...

Elle s'installe dans le fauteuil en face du mien et m'adresse un sourire compatissant.

— Qu'est-ce qui te turlupine à ce point ?

— Le choix de mon futur métier.

Son sourire s'agrandit, comme si ma réponse était drôle.

— Peu importe à quel âge une personne a à faire des choix, ce n'est jamais facile, surtout lorsque tu n'as jamais eu à en faire depuis ta naissance et que les enjeux sont importants. Je sais que c'est plus facile à dire qu'à faire, mais essaie de te détendre, prends du recul, pas besoin de te rendre malade pour ta profession. Si un jour elle ne te plaît plus, tu pourras toujours demander à changer. Tu n'es plus en prison, Lénée. Le droit de pouvoir faire des choix et de se tromper est une chance qu'encore beaucoup de femmes n'ont pas. Profite de ta liberté, vis, tu le mérites.

Tu seras la MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant