Chapitre 35 (partie 1)

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— Aujourd'hui et pendant les trois jours à venir, vous devrez me rejoindre ici tous les matins. Cette formation a pour but de vous expliquer comment on fonctionne dans le Monde Libre, notamment ici, à Sidonia. A la fin de ces trois jours, vous devrez décider ce que vous souhaitez faire parmi nous. Chacun doit apporter sa pierre à l'édifice. Personne ne reste sur le carreau. Nous sommes tous capables de faire quelque chose pour la communauté. Vous pourrez également, si vous pensez que cette vie ne vous conviendra pas, choisir de quitter Sidonia. Mais avant de nous concentrer sur tout ça, il y a une chose en particulier que vous devez savoir, parce qu'on vous l'a cachée toute votre vie : la vérité sur la IIIe Guerre mondiale et la création des dômes.

Un frisson me parcourt l'échine. Pas de peur ou d'appréhension, mais d'excitation. J'ai toujours plus ou moins su que les Hommes du gouvernement ne nous disaient pas toute la vérité et que tout ce qu'ils désiraient, c'était nous maintenir sous contrôle. Nous, les femmes. Pour quelle raison ? Je ne l'ai en revanche jamais su.

Du coin de l'œil, j'aperçois le jeune homme à mes côtés lever les yeux au ciel. Je ne comprends pas ce qui, dans le discours de Payne, a pu provoquer cette réaction chez lui.

— On vous a peut-être dit que cette dernière guerre avait eu lieu à cause des religions et que c'est pour cette raison qu'aucune d'entre elles n'est plus autorisée dans les dômes. C'est entièrement faux. Le problème n'est pas venu de là. Oui, il y avait des conflits d'ordre religieux, comme c'était le cas depuis des centaines d'années, mais ce n'est pas ce qui a provoqué l'apocalypse.

Mon voisin lève de nouveau les yeux.

C'est quoi son problème à lui ?

Mais Payne ne semble pas le remarquer ou du moins, ne semble pas lui en tenir rigueur. En ce qui me concerne, son comportement m'agace profondément.

— Est-ce que l'un d'entre vous a déjà entendu parler des Hommes d'Avant ? nous interroge alors notre formatrice.

Priétée et moi faisons non de la tête. Mon voisin, cette fois, ne prend pas la peine de réagir.

— C'est normal, déclare-t-elle, ils ont tout fait pour se tapir dans l'ombre, pour qu'on oublie jusqu'à leur nom, pour qu'on oublie que, loin de nous avoir sauvés, ils nous ont réduits à l'esclavage.

Cette fois, le jeune homme ne peut retenir un petit rire sarcastique. Payne arque un de ses trois sourcils.

— Un commentaire à faire ?

— Personne ne nous a réduits à l'esclavage, il ne faut pas pousser non plus.

— Parle pour toi, lâché-je sans le vouloir, avant d'écarquiller les yeux.

Puis je me rappelle : je ne suis plus dans l'Enceinte, on ne me punira plus parce que j'ai osé ouvrir la bouche, même si c'était pour répondre à un homme. Je n'ai cependant pas encore le courage de soutenir le regard qu'il pose sur moi et me contente de l'ignorer et de dissimuler entre mes cuisses le tremblement soudain de mes mains.

— Les femmes ne sont pas des esclaves, insiste le jeune homme, et je sens, sans même le voir, ses yeux toujours rivés à moi. Elles ont un rôle à jouer dans les dômes, tout comme les hommes. C'est à cause de ce genre d'ingratitudes qu'on ne veut plus entendre parler ton espèce. Seules des idioties sortent de votre bouche.

Le silence.

Mes mains qui tremblent encore et toujours. Mon cœur qui s'affole, plein de haine. Puis, par réflexe, mon visage et mes lèvres d'idiote qui se tournent enfin vers lui avant de prononcer des mots retenus depuis bien trop longtemps.

— Nous ne pouvons pas parler. Nous ne pouvons pas courir. Nous ne pouvons pas apprendre. Nous ne pouvons pas vous regarder en face. Nous devons subir vos affronts, vos coups et vos doigts indésirés sur notre peau et jusqu'à l'intérieur de notre être. Nous ne pouvons pas dire non. Nous sommes obligées de vous offrir des enfants. S'ils tournent bien, c'est grâce à leur père. S'ils sont déviants, c'est à cause de leur mère. Leur mère qui pourtant ne peut décider de rien. Mais tu as raison. Nous ne sommes pas des esclaves. Nous devons nous rendre invisibles jusqu'à devenir folles ou nous oublier nous-mêmes. Alors non, nous ne sommes pas vos esclaves. Nous sommes vos objets, juste là pour faire beau et pondre. Pondre, encore et encore ! Et nous prendre des coups, encore et encore, et encore !

Tous mes membres sont pris de tremblements et mon regard ne quitte pas celui du jeune homme alors que nous nous trouvons à peine à quelques centimètres l'un de l'autre. Mon souffle fort et saccadé brise le silence ambiant et quelque chose, tout au fond de moi, envoie des picotements dans mes mains. La grosse veine du cou de mon voisin pulse fortement, je le vois d'où je suis. Et les seules pensées qui habitent mon esprit à ce moment présent sont empreintes d'une violence inouïe. Une violence que je n'ai jamais ressentie aussi intensément. Je serre les poings pour empêcher mes doigts d'aller s'enfoncer dans sa gorge. Il finit par détourner le regard. Il perd face à moi, face à une femme. Je suis sûre que cela lui coûte et le seul fait de le savoir m'apaise quelque peu.

Payne se racle la gorge, me sortant de ma transe. Le regard qu'elle pose sur moi me fait comprendre qu'elle sait ce que je ressens, mais m'enjoint à garder le contrôle de moi-même. Elle a raison. Me venger sur cet homme pour tout ce que ses congénères m'ont fait vivre ne servirait à rien. Il n'est personne. Et il ne fait même plus partie d'un dôme, dôme qu'il semble pourtant encore apprécier. Pourquoi l'avoir quitté dans ce cas ? Ou du moins, pourquoi avoir agi de telle sorte qu'il ait fini par s'en faire exclure ?

— Quel est ton prénom, jeune homme ? lui demande calmement la formatrice.

— Obienn.

— De tels propos ne sont pas autorisés à Sidonia, Obienn. Comme on a déjà dû te le dire, ici, tout le monde est l'égal des autres. Ai-je été claire ?

— Ouais.

Je la vois inspirer un grand coup, probablement pour conserver son calme. Puis elle aperçoit quelqu'un derrière nous et ajoute :

— Pour que je sois sûre que c'est bien entré dans ta tête, ces trois prochains soirs, tu aideras Nolen dans sa tâche quotidienne.

D'un geste de la main, elle appelle le concerné qui s'approche d'elle, un balai et un seau à la main. Il doit avoir une vingtaine d'années, pas plus. Obienn le dévisage et son regard passe successivement de Nolen au matériel de travail de celui-ci.

— Je l'aiderai à faire quoi exactement ?

— Il est chargé du nettoyage de la Nouvelle bibliothèque d'Alexandrie. Toilettes sèches comprises, lui Payne avec un petit sourire en coin.

— Tu veux que je fasse... l'homme de ménage ? Tu m'as pris pour une gouvernante ?

— Oui... c'est bien connu, le ménage est une affaire de femme, lâche-t-elle aussitôt, pleine d'ironie.

Obienn semble réellement se demander si elle est en train de blaguer ou pas.

— Hors de question que je nettoie des toilettes, décrète-t-il, catégorique, en comprenant qu'elle est parfaitement sérieuse.

— Alors, tu devras quitter Sidonia dès ce soir, tranche-t-elle. Soit tu restes et tu acceptes de te plier à notre fonctionnement et à notre manière de vivre, ce qui inclut de respecter autant les femmes que les hommes, et ce, peu importe leur métier ; soit tu pars. La résistance tolère beaucoup de choses, mais pas les personnes qui adhèrent aux pratiques et coutumes des Hommes d'Avant.

La situation paraît beaucoup amuser Nolen. Les bras croisés, il fixe mon voisin de son regard étrangement violet dans l'attente de sa réponse, visiblement pas vexé pour un sou que celui-ci considère son travail comme une besogne réservée aux femmes des classes inférieures.

— Et toi, tu acceptes de te faire marcher sur les pieds par cette bonne femme ? s'étonne Obienn en crachant presque ses derniers mots.

L'homme de ménage baisse la tête, comme pour regarder ses orteils, avant de la relever et de hausser les épaules.

— Personne ne m'a marché dessus, tu as dû rêver, répond-il.

Obienn cligne plusieurs fois des paupières, profondément choqué.

— Vous êtes tous fous... Elles t'ont lavé le cerveau, ma parole !

— Ou bien c'est le tien qui a été lavé, réplique nonchalamment Nolen. Bien, bien lavé même.

Obienn prend une grande inspiration avant de demander :

— Bon, à qui je dois m'adresser pour qu'on arrête ce cirque ? J'ai rien à faire dans cette classe avec ces deux femmes et encore moins à faire avec un homme de ménage.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now