Chapitre 39 (partie 1)

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Quand je passe les portes, un effluve de sueur me fouette le visage. Une puanteur différente de celle du bar, mais une puanteur quand même. Je n'ai jamais senti autant d'odeurs fortes de ma vie que depuis que je suis ici. Tout était incroyablement aseptisé sous le dôme. Je m'en rends compte aujourd'hui.

Des bruits de souffles, de douleur et de coups me parviennent également. Sur ma droite, un large espace parsemé de lourds sacs en toile suspendus au plafond sur lesquels des hommes et des femmes sont en train de frapper, avec leurs pieds, leurs genoux, leurs poings, voire leurs coudes. Ils tapent, tapent et tapent encore, sans relâche, le corps luisant et la mine concentrée. Sur ma gauche, un autre vaste espace avec diverses cibles et des étagères sur lesquelles se trouvent des armes en tout genre : couteaux, poignards, épées et j'en passe. J'entends un sifflement aigu et tourne le regard juste à temps pour voir une lame se planter en plein milieu de l'une des cibles. Son lanceur semble apparemment très fier de lui. Comme lui, beaucoup d'autres s'entraînent, aucun ne fait attention à moi. Je poursuis donc mon chemin et rejoins la porte à quelques mètres devant moi.

J'en abaisse la poignée et pénètre dans la pièce suivante. Ici, même odeur forte, mais activités différentes. A ma gauche, des binômes se battent, à mains nues ou non, au centre de cercles tracés au sol. Des bancs en bois sont placés contre les murs autour et des spectateurs observent attentivement les duels ou encouragent leurs favoris. De l'autre côté, la pièce est divisée en petits blocs séparés par des rideaux d'un blanc qui a vécu. Probablement des vestiaires.

— Lénée ? m'interpelle alors quelqu'un dans mon dos.

C'est Jarèm. Il transpire tellement que ses cheveux sont trempés et gouttent sur ses tempes.

— Qu'est-ce que tu fais ici ? ajoute-t-il, visiblement surpris par ma présence en ces lieux.

— A vrai dire, je n'en ai pas la moindre idée, avoué-je. Je suis passée devant ce bâtiment et ma curiosité l'a emporté... Vous faites quoi exactement ici ?

— Comme l'indiquent les lettres sur la devanture, on s'entraîne, me répond-il, taquin.

— Oui, mais vous vous entraînez pour faire quoi ?

— Pour... nous entraîner, se marre-t-il sous mon regard atterré, avant de s'arrêter. C'est de l'humour, Lénée.

— Oh... je vois, murmuré-je, gênée.

Encore quelque chose que je n'ai pas vraiment eu l'occasion de pratiquer.

— Mais pour répondre à ta question, reprend-il gentiment, on s'entraîne pour différentes raisons : certains font partie de camps de secours et profitent de leurs jours de repos ici pour entretenir leur condition physique et leurs techniques de combat, d'autres font partie d'équipes d'infiltration et s'entraînent en attendant leur prochaine mission, et d'autres encore, comme moi, sont en formation initiale. Formation obligatoire avant de pouvoir aller sur le terrain.

— Tu vas intégrer un camp de secours ?

Il sourit et cela fait briller les pépites d'or dans ses yeux.

— Non, je veux infiltrer les dômes et contribuer à la libération de leurs habitants.

Les libérer...

— Des équipes parviennent réellement à pénétrer dans les dômes ? cherché-je à m'assurer, dubitative.

Jarèm hoche vivement la tête.

— C'est rare, souvent les missions échouent et certains y laissent leur vie, mais ça arrive. Sidonia a déjà réussi à libérer deux petits dômes. On se sert d'ailleurs d'eux pour en infiltrer d'autres sans qu'ils se doutent de quelque chose. On a aussi réussi à faire s'échapper certaines personnes qui le souhaitaient, et ce, en toute discrétion et en leur épargnant la mise à Mort. Mais rien n'est jamais sûr à l'avance.

— Vous... dis-je en écarquillant les yeux malgré moi. Vous sauvez vraiment des gens alors ?

Une idée commence à germer dans mon esprit et mon cœur s'emballe à l'entente de ces paroles. Il existe donc un moyen de sauver Alghéna, ma mère et tous ces prisonniers qui n'ont, pour beaucoup, même pas conscience de l'être ? Cela implique cependant un fort prix à payer : retourner volontairement dans les dômes. Retourner en enfer.

— Oui, mais c'est dangereux, insiste-t-il encore.

Je m'en fiche. Je comprends à présent ce qu'a voulu me dire Nolèn l'autre jour. Ma voie était là, juste devant moi. Il fallait juste que je la remarque.

— Comment je fais pour postuler ? lâché-je de but en blanc.

— Tu serais prête à remettre ta liberté en jeu ? Tu es bien sûre de toi ? Je t'ai vu quand on était dans l'Enceinte, j'ai vu à quel point cette vie n'était pas pour toi. Et tu voudrais y replonger de ton plein gré, alors que tu l'as quitté de la même manière ?

— Comment je fais pour pustuler ? répété-je, déterminée.

Jarèm me fixe longuement, pesant le pour et le contre, puis finit par se résigner.

— Les supérieurs se trouvent dans le bureau d'à côté, apporte-leur ta candidature. Mais tu mérites de vivre heureuse ici, Lénée...

— Je suis incapable de profiter de cette liberté en sachant l'enfer que les Hommes d'Avant font vivre à tant de gens, y compris à une amie qui m'est chère, qui m'a sauvé la vie, et à ma mère qui, contre toute attente, n'en a pas rien à faire de moi, apparemment. Comment pourrais-je encore me regarder dans un miroir en étant consciente de tout ça ?

Jarèm me dévisage et hoche la tête.

— Malgré ce qu'on pourrait croire, tu ressembles beaucoup à ta mère, remarque-t-il.

— Je ne sais pas. Je ne la connais pas, répliqué avant de me diriger vers la porte du bureau, sans plus de cérémonie.

Ce n'est pas très poli, mais là, tout de suite, je n'ai qu'une chose en tête : j'ai trouvé ma voie. J'en suis sûre. Et plus vite je serai inscrite, plus vite je pourrai agir, sauver les personnes que j'aime, faire quelque chose contre ces être abjects que sont les Hommes d'Avant.

Je leur ferai payer... Je leur ferai payer pour leurs crimes, pour avoir gâché les vingt premières années de ma vie, pour les marques qui enlaidissent l'arrière de mes cuisses, pour les larmes et les hématomes des femmes. Ils paieront pour tout. Ils regretteront d'avoir voulu m'asservir, d'avoir voulu m'éteindre.

Mon cœur bat la chamade. Mon souffle devient saccadé alors que je toque trois fois à la porte du bureau au fond de la pièce.

En réalité, ce que je veux, c'est me venger de tout le mal qu'on m'a fait. Ce que je veux, c'est me battre, car je n'ai jamais pu le faire. Ce que je veux, c'est prouver à ceux qui m'ont rabaissée qu'ils ont eu tort.

— Entrez ! s'exclame une voix féminine depuis l'autre côté.

Je déglutis et m'exécute. La pièce dans laquelle j'entre est bien plus petite que celles que j'ai vues en arrivant dans le bâtiment. Je me retrouve nez à nez avec cinq personnes à l'air sérieux. La plupart d'entre elles sont installées à leur bureau.

— Qu'est-ce qu'on peut faire pour toi, ma sœur ? m'interroge une femme immense, appuyée contre le mur, les bras croisés.

Les voir tous ainsi me dévisager me met mal à l'aise. J'ai de plus l'impression de les déranger. J'en perds mes mots.

— Heu... je... je viens déposer ma candidature.

La femme me scrute des pieds à la tête d'un air dédaigneux. Ses collègues en font de même et l'homme sur ma gauche, les jambes nonchalamment croisées sur son bureau miteux, lâche un petit rire amusé.

— Je ne suis pas sûre que tu aies le profil. Est-ce que tu sais vraiment ce qui t'attend si on décide de te prendre ?

— Oui.

Plus ou moins... Plus moins que plus, mais je sais le plus important. Et surtout, maintenant, je sais ce que je veux.

Ils échangent quelques regards dubitatifs avant que la femme ne reprenne la parole.

— OK, on va organiser un entretien, si c'est vraiment ce que tu veux. Mais on ne peut te faire aucune promesse concernant notre avis final à la suite de celui-ci.

J'acquiesce d'un signe du menton.

Tu seras la MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant