Chapitre 70

66 17 2
                                    

Peu de temps avant le lever du soleil, les femmes que nous avons fait sortir du camp des dissidents nous annoncent que nous sommes enfin tout près du dôme. Un pincement me serre le cœur.

C'est mon ancien dôme...

Celui que j'ai réussi à quitter. Et voilà que j'y reviens de mon plein gré. Je ne dois plus tourner rond. Je l'aperçois maintenant. Il s'élève à l'horizon. Encore un kilomètre, trente minutes de marche et nous devrions y arriver.

— Pourquoi tu y retournes si tu ne le veux pas ? me questionne soudain Emmée, qui n'a pas quitté mes côtés depuis que nous sommes partis.

Elle porte toujours mon sac à dos sur ses épaules, mais l'a ouvert pour permettre à canard de respirer et de mieux supporter le trajet. Le peu qu'elle a pu boire et manger pendant ces dernières heures de marche – les dissidents n'avaient pas eu le temps de fouiller et voler nos affaires et les vivres qu'elles contenaient –, elle l'a toujours partagé avec lui. Je croise mentalement les doigts pour que le binôme arrive sain et sauf à Sidonia. Emmée devrait si bien s'entendre avec Jilée !

— Ça se voit tant que ça ? lui réponds-je, un peu gênée.

— Je pense que je devais avoir la même tête que toi le jour où je suis devenue la Mort... commente-t-elle de sa petite voix fluette.

J'esquisse un sourire amusé.

— Je n'ai aucune envie d'y retourner, lui réponds-je enfin, mais je dois le faire. Ma mère a été enfermée au Bordel et il faut que je prévienne une amie qu'il y a la possibilité d'une vie meilleure en dehors de ces murs. Et puis, toutes ces personnes enfermées là-dedans ne méritent pas la vie que leur font vivre les Hommes d'Avant...

— Les Hommes d'Avant ? relève-t-elle.

— Ceux à l'origine de toute cette merde. Une femme très sympa t'expliquera tout quand tu seras à Sidonia, ne t'en fais pas.

Thétanis, de son côté, discute aussi tranquillement avec deux femmes tandis que leurs congénères préfèrent rester en silence entre elles et que les hommes de notre groupe se sont résignés à être mis à l'écart. Ils savent ce que ces femmes ont vécu et sont parfaitement conscients du fait que, pour le moment, il ne faut pas forcer les choses.

Le dôme se rapproche de plus en plus. À présent, je peux distinctement voir son immense coque en verre. Les barreaux les plus transparents que je ne n'ai jamais vus. L'angoisse menace de s'emparer de moi à chaque instant, mais lorsque je sens qu'elle commence à prendre trop de place, j'applique le conseil de Thétanis. Je me remémore, encore et encore, les raisons pour lesquelles je suis ici. Les raisons pour lesquelles j'ai intégré les infiltrés. Et la détermination refait surface aussi vite que l'angoisse retourne se terrer dans mes entrailles.

— On y est, me souffle Emmée quelque temps plus tard.

Les trente minutes se sont écoulées tellement vite...

— Tu vois l'arbre avec les feuilles mauves en forme de cœur rond ? me demande-t-elle.

Je hoche la tête. À une dizaine de mètres à peine, un arbre centenaire s'élève vers le ciel. À ces côtés, une plaque en métal est incrustée dans le sol.

— C'est ça, l'entrée directe pour le Bordel ? lâché-je, acerbe malgré moi.

Rien que le fait de penser que le gouvernement est assez sadique pour rejeter des personnes hors de l'Enceinte en faisant tout pour leur faire perdre toute leur humanité, puis pour leur offrir une « chance » d'y revenir de cette manière fait bouillir mon sang de rage. Ils nous déshumanisent avant de se servir de nous pour assouvir leurs besoin Durant toutes ces années dans le dôme, j'avais tort. Ils ne nous prennent pas pour des plantes. Les plantes sont vivantes. À leurs yeux, nous ne le sommes pas.

Voilà que mon esprit se remet à divaguer. Ça a toujours été son meilleur moyen de défense quand j'habitais encore dans l'Enceinte. Il le faisait régulièrement. C'était l'un des rares points positifs en moi : ça permettait aux autres de me croire toujours dans la lune et un peu simplette. Après tout, c'est tout ce qu'on demande aux femmes là-bas. Je me rends compte seulement maintenant que ces dernières semaines, ça m'arrivait beaucoup moins souvent qu'auparavant.

Devant nous, Thétanis s'arrête soudain et se tourne vers moi en attendant qu'on le rejoigne.

— Ça va aller ? s'enquiert-elle.

J'inspire profondément avant de lui répondre :

— Ça va aller.

Hors de question que ça n'aille pas. Je ne suis pas ici pour retourner vivre dans cette cage dorée. Je suis ici pour me battre pour la liberté. Ma peur. Mon angoisse. Rien ne peut être plus important que ça.

— Comment ça marche pour qu'on vienne nous ouvrir ? demande Shallan aux autres femmes quand nous nous approchons tous de la plaque en métal.

— On n'est jamais restée suffisamment proches pour le savoir, avoue Emmée.

Shallan inspire en se frottant la joue.

— Bon, on se débrouillera. Merci à vous toutes de nous avoir escortés jusqu'ici. Yaram, changement de programme. Tu vas les conduire jusqu'au camp de secours de Fianée, il doit être à deux ou trois heures de marche, pas plus. En longeons le dôme de loin, tu devrais tomber dessus sans croiser de mutants. Ils ne viennent généralement pas aux abords de l'Enceinte d'après ce que des secouristes m'ont dit. Puis tu devras rejoindre, Allenia, le dôme libre. Fiannée pourra te faire une carte. Allenia est au courant de notre mission et se tient déjà prête à nous envoyer des renforts si besoin. Il faudra que tu guettes l'arrivée d'un message de notre part.

Le visage de Thétanis se décompose quelques secondes avant qu'elle ne se reprenne. Elle ne s'attendait pas à devoir dire au revoir à Yaram. Elle était censée l'avoir à ses côtés durant la mission et je devine que ça l'inquiète de le voir partir. Pas parce qu'elle a besoin de lui pour surveiller ses arrières, personne n'en a moins besoin qu'elle, mais parce qu'elle craint de ne plus jamais le revoir. L'image de Nolen tente de s'imposer dans mon esprit, mais je l'en empêche. C'est plus facile de me concentrer sur le fait que Thétanis aurait dû suivre ses propres conseils et se rapprocher de Yaram bien avant aujourd'hui que de m'avouer que je n'aurais peut-être pas dû partir sans un au revoir pour Nolen.

— Tu peux compter sur moi, répond Yaram à notre chef avant de lancer une œillade désolée à Thétanis.

Les rescapées ne semblent pas enchantées d'être accompagnées par un homme, mais ne disent rien.

— Je sais que c'est difficile, mais tu peux avoir confiance en lui, dis-je à Emmée qui a attrapé mon poignet d'une main tremblante. Il ne vous fera absolument rien.

— Hormis vous sauver la vie si besoin, ajoute Thétanis avant de s'avancer vers le concerné, de l'attraper par le cou et de l'embrasser plus intensément que je n'ai jamais vu personne le faire à Sidonia.

Un baiser à la fois désespéré et déterminé qui nous laisse tous pantois, y compris Yaram qui reste pétrifié un instant, les bras le long de corps. La surprise passée, il se reprend très vite et vient enfouir ses mains dans les cheveux de mon amie, avec une délicatesse dont je ne l'aurais jamais cru capable étant donné son gabarit. Jarem, Shallan et moi échangeons des regards étonnés avant de sourire. Finalement, Thétanis a écouté son propre conseil, contrairement à moi qui n'en ai pas été capable. Pourtant, je suis heureuse. Heureuse qu'elle soit heureuse à cet instant.

Alors que nos deux amoureux ont encore leurs lèvres collées l'une contre l'autre et que cette scène provoque l'incompréhension totale des rescapées autour de nous – comment une femme peut-elle se jeter ainsi dans les bras d'un homme et avoir l'air d'aimer ça ? –, des bruits métalliques se font entendre sous la trappe, comme si quelqu'un la touchait depuis l'autre côté. Nos regards se tournent immédiatement vers elle, même ceux de Thétanis et Yaram. Un cliquètement de clés nous parvient ensuite, puis la trappe en métal se soulève.

— Bordel ! Je savais bien que j'avais entendu piailler par ici ! s'exclame une femme au franc parler que je ne reconnais que trop bien. Vous en avez mis du temps !

Tu seras la MortNơi câu chuyện tồn tại. Hãy khám phá bây giờ