Chapitre 56 (partie 2)

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— J'ai... croisé Obienn. Il est arrivé ici en même temps que moi, mais il a rapidement été viré de Sidonia. Il m'a dit quelque chose d'étrange.

Je soutiens le regard de mon chef pour lui faire comprendre mon inquiétude.

— Bon, accouche, m'enjoint Thétanis, la patience incarnée.

— Il m'a dit qu'on était assiégés.

— Et ? me pousse Shallan sans comprendre où je veux en venir.

— On n'utilise pas ce terme quand on n'est là que par hasard pour voler des biens et des vivres, lui explique Jarem. C'est un mot qu'on utilise quand on a la volonté de soumettre ceux qu'on attaque, de prendre le contrôle.

Un lourd silence s'installe avant que Yaram ne prenne la parole.

— C'est pas possible ... Les dissidents sont quasiment tous détraqués, ils sont incapables de s'unir pour organiser un siège. Ils se bouffent entre eux, parfois même entre membres d'un même clan ! La vie à l'extérieur les rend fous...

Thétanis acquiesce à ses dires.

— Je suis sûre qu'Obienn n'a pas dit ça par hasard, insisté-je en fixant Shallan. Du peu que j'ai pu le côtoyer, c'est peut-être un connard, mais il est loin d'être idiot.

— D'accord, mais de là à réussir à rassembler une armée de tarés cannibales, il y a un sacré fossé, me fait remarquer Thétanis.

Je soupire, légèrement agacée cette fois. Je ne sais pas par quel miracle les dissidents ont réussi à se rassembler, mais en ce qui me concerne, les paroles d'Obienn ne me laissent aucun doute. L'attaque de ce soir n'a rien à voir avec des mutants qui passaient là par hasard.

Je ne dis rien et me contente de soutenir le regard de mon chef qui, s'il ne dit rien depuis tout à l'heure, ne cesse de me sonder, de peser le pour et le contre. Je le lis sur son visage fermé et tendu. Lui d'ordinaire si nonchalant semble être un tout autre homme ce soir. Le sérieux le fait paraître plus vieux que d'habitude. Peu importent son sexe et son âge, je ne serai pas la première à détourner les yeux. Hors de question. Shallan doit me croire. Je suis quasiment sûre de ce que j'avance.

Mon chef finit par plisser les paupières et se diriger vers les prisonniers. Surpris, mes coéquipiers et moi le regardons faire.

— Toi, dit-il en se postant face à un homme à qui il manque une oreille, quatre doigts à une main et un bout de joue. Pourquoi vous êtes entrés dans Sidonia ?

Le concerné se contente de rire de toutes ses dents jaunes. Du moins celles qu'il lui reste.

— Pour la viande fraîche. Des bons cuissots de femmes propres, y a rien de meilleur, déclare-t-il avant de rire de nouveau, et sa réponse fait s'esclaffer ses acolytes.

— Faut dire que c'est particulièrement goûtu, surtout quand on les a bien culbutées avant de les faire griller, renchérit un autre à qui il manque divers bouts de chairs dans ses bras et ses jambes.

Je grimace et réprime un haut-le-cœur. Ces êtres me dégoûtent et mes mains se mettent à trembler. Quand je pense que certaines de mes sœurs ont probablement subi ce sort sadique et funeste ce soir, la haine envahit mes veines. A mes côtés, Jarem le remarque et attrape doucement ma main, autant pour m'aider à me calmer que pour que je ne fasse pas de bêtise. Mais c'est plus fort que moi. Je sais que ces criminels vont seulement être raccompagnés à la sortie de la ville et qu'ils recommenceront dès qu'ils le pourront. La politique de Sidonia est formelle : pour ne pas ressembler de près ou de loin aux Hommes d'Avant, nous refusons de tuer quiconque, sauf si on n'a vraiment pas le choix. Même les meurtriers. Si un Sidonien commet un crime ou un délit – ce qui arrive rarement puisque tout le monde a droit aux mêmes choses ici –, il est envoyé au trou pour une durée plus ou moins longue. Mais quand c'est un dissident qui vole et tue, il est simplement de nouveau jeté hors de la ville. On ne s'embête ainsi pas à offrir un toit et des repas à des personnes qui n'apportent pas leur pierre à l'édifice de notre communauté. Ce que je peux comprendre. Ce que je ne comprends pas en revanche, c'est que leurs crimes restent impunis. D'après mes amis, c'est parce que Sidonia considère que vivre en dehors de ses murs est une punition suffisamment grande quand on connaît les conditions de vie des dissidents. Pourtant, ça ne règle rien.

— Pourquoi êtes-vous entré dans Sidonia ? répète froidement Shallan.

— Pour défoncer vos femmes, réplique aussitôt le dissident en soutenant son regard, un sourire malsain aux lèvres.

Je vois Shallan inspirer profondément pour tenter de rester calme, puis il part se placer devant un autre dissident. Il n'y a que des hommes.

— Et vous, pourquoi être venu ce soir ?

— Pour vos légumes. A force de manger d'la viande, on chie dur et j'ai l'cul en feu.

Ces personnes, si on peut les appeler ainsi, me répugnent profondément. A mes côtés, mes coéquipiers ne disent rien et conservent leur sang-froid tout en observant notre chef. Jarem, quant à lui, ne lâche pas ma main qui tremble toujours dans la sienne. Le regard posé sur le dos des dissidents, je rêve d'attraper mon fouet et de les lacérer sur-le-champ, juste pour les faire taire et venger leurs victimes.

Shallan change encore de prisonnier et lui pose la même question.

— Pour vos épices. Elles donnent un goût fabuleux aux orteils cuits à la broche.

La mâchoire de notre chef se contracte et lorsqu'il relève son regard dur et un brin inquiet vers moi, je sais qu'il me croit. Je ne sais pas ce qui l'a convaincu dans les réponses des dissidents, mais il me croit.

— Il me faut deux volontaires pour faire les messagers auprès des autres équipes ! crie soudain Shallan à l'attention de tous ses infiltrés.

Nilée se propose, ainsi qu'un certain Shenn que je ne connais pas plus que ça.

— Allez prévenir les autres : on doit tous se retrouver devant les portes de la ville pour discuter de la situation. Les dissidents mentent, ils n'ont jamais daigné être aussi bavards lors de leurs précédentes attaques. Il est possible, je dis bien possible, qu'ils aient trouvé un moyen de s'entendre pour tenter d'assiéger Sidonia.

Les yeux de Shenn s'écarquillent à cette annonce, mais il reste professionnel et se contente d'acquiescer aux ordres de Shallan, avant de partir au pas de course en compagnie de notre doyenne.

— S'ils commencent réellement à s'unir... déclare alors Shallan, le visage grave.

— ... on est dans la merde, termine Thétanis, avec toute sa délicatesse habituelle.

Tu seras la MortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant