Chapitre 63

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D'après ma montre, cela fait déjà une heure que nous sommes partis. En ce qui me concerne, j'ai l'impression que ça fait à peine vingt minutes. Thétanis a décidé que c'était le bon moment pour nous sortir toutes les blagues qu'elle connaît et, même si je n'en comprends pas certaines, être entourée de personnes qui sourient, loin de l'ambiance triste de tout à l'heure, fait un bien fou à mon moral. Je suis partie avec les meilleurs collègues possibles, ceux avec lesquels je m'entends le mieux et qui, pour la plupart, sont devenus des amis précieux et sur lesquels je sais que je peux compter. Même Babylone, mon cheval, semble être de bonne humeur ce matin, car il ne s'est pas encore arrêté une seule fois depuis notre départ. Tout va pour le mieux et je croise les doigts pour que ça continue ainsi et que nous traversions la zone rouge sans gros problèmes. Et ce soir, nous auront déjà rejoint le camps de Fianée. Ça fait un moment que je ne l'ai pas revue, et même si nous ne sommes plus vraiment proches, discuter un peu avec elle me ferait plaisir.

— Quelqu'un voudrait bien essayer de la faire taire ? lâche soudain Yaram, pourtant amusé, en parlant de notre petite collègue à taches vertes.

Malgré ses paroles, le grand chauve fait le voyage aux côtés de son amie un peu trop pipelette. Ces deux-là sont souvent fourrés ensemble et passent leur temps à se chamailler. Quand je suis arrivée, Thétanis m'a assurée que c'était parce que Yaram craquait pour elle. A l'époque, j'ai eu du mal à comprendre le rapport, mais je dois bien avouer qu'aujourd'hui je commence à saisir ce qu'elle voulait dire. Ils sont tout le temps dans les pattes l'un de l'autre, s'envoient des piques à longueur de journée sans pour autant réellement se disputer, et je ne compte pas le nombre de fois où je les ai simplement vus passer du temps ensemble, à partager un repas en parlant fort, à se prélasser au bord de la rivière tandis que Thétanis pestait contre les enfants qui jouaient trop près d'eux et les éclaboussaient, ce qui faisait rire Yaram. Je crois que ma collègue a un problème avec les enfants : elle ne peut pas les voir en peinture. Ou du moins, elle le peut, mais s'ils restent loin d'elle ou ne crient pas. Ce qui est étrange étant donné qu'elle-même parle souvent fort.

— Il y a des choses qui ne changent pas, déclare Jarem à côté de moi, un doux sourire aux lèvres en voyant nos deux collègues se chamailler et Shallan ouvrir la marche, absolument pas touché par tout ce qui se passe derrière lui entre les deux autres.

— Oui. Ca me rassure de voir que notre départ en mission ne change pas les gens qui m'entoure.

Je lève la tête vers le ciel et ferme les yeux quelques secondes pour profiter de la chaleur matinale du soleil montant, avant de reporter mon regard sur Jarem.

— Ils sont comme le ciel. Peu importe ce qui se passe, qu'il soit d'humeur clémente ou en colère, il est toujours là.

— J'ai lu dans un livre à la bibliothèque qu'à une époque, les gens craignaient qu'il ne leur tombe sur la tête, m'apprend mon ami.

Je pouffe de rire sans le vouloir. Pas pour me moquer, mais parce que d'après moi, c'est totalement impossible.

— Il a toujours été là et à mon avis, il le sera toujours, affirmé-je ensuite.

— Tu crois en Mère Nature alors ? m'interroge Jarem, me prenant au dépourvu.

Je prends quelques secondes pour y réfléchir de nouveau avant de lui répondre :

— Je ne crois pas qu'elle interfère en quoi que ce soit dans notre vie. Je ne pense pas que la prier serve à grand-chose. En revanche, je crois en la supériorité de ce qui nous entoure. Les plantes, l'eau, la terre, le ciel. Ils n'ont besoin de rien d'autre qu'eux-mêmes pour exister, contrairement à nous. Nous qui, en plus, détruisons tout sur notre passage. La nature n'arborait pas ces couleurs avant les bombes qui ont tout ravagé.

Jarem ne répond rien, mais lève à son tour la tête vers les cieux orangés en cette matinée estivale, et j'ai la sensation que ça lui fait du bien, à lui aussi, de voir que nous sommes bien trop petits et insignifiants pour être le centre du monde. Seuls les fous et les égocentriques, comme les Hommes d'Avant, peuvent croire une seule seconde être assez puissants et importants pour pouvoir le contrôler.

Jarem et moi poursuivons notre chemin côte à côte en silence, un silence apaisé, toujours coupé par les débats du duo qui nous devance. Je sais qu'il viendra un moment où Shallan en aura marre et leur dira de « se la fermer », mais pour le moment, sa patience tient encore le coup.

J'en profite pour observer la beauté des paysages qui nous entourent. Tout aurait dû être détruit par les bombes et pourtant, tout est encore plus beau de ce que j'ai pu voir du monde d'avant dans les livres. Les arbres aux formes biscornues qui s'élèvent à plusieurs mètres au-dessus de nos têtes arborent de sublimes couleurs, allant de l'orange au magenta en passant par le bleu. Le sol que nos montures foulent est constitué d'une terre fine et rouge foncé qui vient teinter leurs membres inférieurs. Je reconnais également le lac violet rempli de canards à plusieurs têtes à côté duquel nous sommes passés lors de mon arrivée à Sidonia. J'aimerais tellement qu'Alghéna puisse un jour voir ça, je suis sûre que ça lui plairait. Tout comme les petits pains à la confiture que nos boulangers préparent chaque matin. Je soupire en repensant à mon amie encore coincée dans l'Enceinte.

— Tout va bien ? me demande Jarem.

— Oui, lui réponds-je en souriant, c'est juste que je repense à Alghéna, mon ancienne gouvernante qui m'a probablement sauvé la vie. Je veux pouvoir lui montrer tout ça un jour. Même si nous ne parvenons pas à libérer le dôme, elle doit savoir qu'une autre vie est possible dehors, qu'elle n'a pas à rester enfermée là-bas au service des hommes.

— Elle pourrait aussi ne pas survivre à la mutation, me fait-il remarquer, à juste titre.

— Alors, je lui parlerai de l'existence du dôme libre. Je ne partirai pas sans lui avoir dit tout ce qu'elle ne sait pas sur le monde en dehors de l'Enceinte. Elle doit pouvoir choisir en toute connaissance de cause. Tout le monde devrait pouvoir choisir. Même les prostituées du Bordel. Sidonia pourrait les accueillir.

Mon cœur s'est mis à battre plus fort et mes mains à trembler. Il faut que je me calme et que je cesse de penser à tout ça pour le moment, ça finit toujours par me prendre aux tripes et me mettre hors de moi.

— On peut le leur proposer, me répond Jarem, mais on ne les forcera à rien.

— Pourquoi refuseraient-elles la liberté ?

— Tu sais, la notion de liberté n'est pas la même pour tout le monde, m'explique-t-il. Pour certains, la sécurité et les règles du dômes constituent leur liberté. Celle d'avoir à ne penser à rien par eux-mêmes. Ça peut avoir un côté réconfortant et rassurant. Pour d'autres, comme nous, la liberté est au contraire de pouvoir nous exprimer, de faire entendre nos voix et nos convictions. Mais tu te leurres si tu penses qu'il va suffire de parler du monde extérieur aux habitants de l'Enceinte pour qu'ils aient envie de la quitter. Ça en convaincra une partie, mais sûrement pas tous. Pense aux Anciennes. Elles ont passé leur vie à se taire et à se faire oublier, pour enfin, après soixante ans, obtenir un petit droit de parole, une petite importance dans la société. Tu crois vraiment qu'elles vont accepter de tout abandonner, alors que ça reviendrait à se dire qu'elles ont gâché soixante ans de leur vie pour... rien ?

— Je n'avais pas pensé à tout ça... avoué-je.

Si je venais de m'être prise un seau d'eau froide sur la tête, ça m'aurait fait le même effet. Mon regard se perd alors loin devant moi et, perturbée, je mets un moment avant de reconnaître la dense forêt qui nous fait face.

— Il est temps de fermer vos bouches, déclare Shallan. Nous approchons de la zone rouge.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now