Chapitre 2

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— Non, intervient sèchement mon père à l'attention de Nourrice. La Cérémonie a lieu dans quelques jours, on ne peut pas se permettre que sa peau soit encore plus marquée.

Mon bourreau hoche la tête en signe de soumission, repose le martinet et retourne s'asseoir, droit comme un i. Mon palpitant ne s'est pas encore calmé. Je déglutis et commence à m'approcher de la table.

— Non, répète mon père, pour moi cette fois. Avec un peu de chance, te priver d'un repas t'apprendra la ponctualité. Va te coucher maintenant. Et sois à l'heure demain pour le petit déjeuner.

— Bien, père, trouvé-je le courage de répondre, ravalant ma colère, cachant dans mon dos mes mains tremblantes. Que ce dîner et la nuit qui s'ensuivra vous apportent la félicité.

Ne pas l'assassiner du regard. Ne pas l'assassiner du regard. Ne pas l'assassiner du regard...

— Que ta nuit t'apporte la félicité, me répond-il avant de se détourner de moi, comme si ma présence l'insupportait.

Je tourne les talons et m'en vais pour rejoindre ma chambre à l'étage. Mon ventre gargouille. Mon corps a faim, mais ma tête ne pense qu'à une chose : dormir et oublier cette journée. Dormir et oublier les langues du fouet lécher ma peau jusqu'au sang, ancrant dans ma mémoire une douleur que j'espère ne jamais plus ressentir. La première fois que j'ai souffert à ce point, j'avais 6 ans. Prise d'euphorie, j'avais oublié de ne pas rire trop fort à la blague d'une de mes amies de l'époque. 6 ans, six coups de fouet. Ni plus ni moins. Ce jour-là, malgré mon jeune âge, je me suis promis de ne plus jamais fauter. De ne plus jamais rien faire pour être punie.

J'ai tenu quatorze ans. Quatorze ans avant de voir une petite fille se tordre la cheville sur le bord d'un trottoir pile au moment où une voiture passait. Alors j'ai couru. Couru pour l'attraper à temps par le bras et l'attirer à moi pour l'empêcher d'être renversée. J'ai osé courir... J'ai été punie. Aujourd'hui, je croise les doigts pour tenir plus de quatorze ans la prochaine fois.

Je pousse la porte de ma chambre. Tout y est extrêmement bien rangé. Rien ne traîne, rien ne dépasse. Je fais mon lit au carré tous les matins. Mes quartiers semblent incroyablement non-habités. Sans âme. Et c'est exactement ce qu'on me demande au quotidien : me prendre pour un écureuil et cacher mon âme pour ne plus jamais être capable de la retrouver. Je dois m'oublier pour la prospérité. C'est sur cette pensée que je m'endors, sur le ventre pour ne pas trop souffrir.

Le matin suivant, Nourrice me réveille trente minutes plus tôt que d'habitude. Je n'ose pas protester, mais elle doit lire mon indignation dans mon regard, car elle déclare après avoir ouvert mes volets :

— Vous devez vous occuper de vos plaies avant le petit déjeuner.

Puis elle quitte la pièce sans autre forme de politesse. Les Anciennes sont toujours comme ça. Elles se sentent au-dessus de nous, tout ça parce qu'elles ont vécu plus longtemps et ont engendré des enfants exemplaires qui réussissent dans la vie, que ce soit en tant qu'Homme ou en tant que Femme. Les sélections pour intégrer les rangs des Anciennes, de celles qui nous apprennent tout, sont très difficiles à passer. On doit notamment pouvoir justifier d'au moins trois générations consécutives sans Mortes. Pas même une cousine. Ce sont des femmes qui ont réussi à se taire toute leur vie et qui ont finalement gagné leur droit à la parole, dans la limite du raisonnable. Des femmes très respectées. Des femmes cruelles.

Qui des Hommes ou des Anciennes sont les pires ? Je ne saurais pas répondre à cette question si on me la posait. Ce que personne ne fera jamais. Alors finalement, trouver une réponse ou pas n'est pas bien grave.

J'arrive en temps et en heure dans la salle à manger. Cela me coûte de le dire, mais Nourrice a bien fait de me réveiller plus tôt. Changer mes bandages m'a pris plus longtemps que prévu. Mais si elle ne m'avait pas fouettée, jamais elle n'aurait eu besoin de penser à me laisser du temps pour me soigner.

Mon père et ma mère sont déjà là quand j'arrive. La deuxième est toujours aussi discrète que d'habitude. Un jour, elle se transformera en ombre. Ou en plante verte. Et personne ne le remarquera.

— Il ne reste plus que cinq jours avant la Cérémonie, commence Nourrice alors que nous mangeons dans un silence dérangeant seulement entrecoupé par le bruit des pages du journal de mon père. Il faut qu'on sorte tous les après-midis à des endroits différents pour te montrer aux plus d'Innocents possible. Ta punition d'hier est inscrite dans ton dossier, nous devons multiplier tes chances de te trouver un mari.

Je me contente d'acquiescer, c'est ce qu'elle attend de moi. Je vais encore passer ma journée à arpenter les rues de la ville avec elle. Aucune autre nouvelle ne pouvait me faire plus plaisir...

Mais j'ai été punie deux fois dans ma vie et ce n'est pas rassurant pour les futurs Hommes. Une fille qui porte des marques, c'est une fille qui se rebelle. Et une fille qui se rebelle peut devenir une Morte. Se marier avec une Innocente marquée, c'est prendre le risque de finir par perdre son épouse, réduire à néant les chances de sa future fille d'être élevée au rang d'Ancienne, et perdre en crédibilité au sein de la gent masculine. Autrement dit, je ne suis pas un bon parti. Je suis loin d'être le pire, mais encore plus loin d'être le meilleur. Alors plus d'hommes me croisent, plus j'ai de chances d'être notée à la fin de leur liste de choix. Les premières places ne sont plus pour moi.

Chaque garçon peut inscrire dix filles dans sa liste, par ordre de préférence. Nous sommes comme les salades que les commerçants étalent au marché. Les plus belles, les plus lisses, celles sans défauts, sont choisies en premier. Celles qui restent peuvent soit être sélectionnées à la fin de la journée si elles ne sont pas trop laides, soit être jetées aux cochons.

Nous, nous ne sommes même pas des cochons. Nous sommes pires, aussi insignifiantes que des légumes.

Tu seras la MortWhere stories live. Discover now