Poussières de Terres

9- "Une nouvelle dont je me serais bien passée." 1/3

"C'était une nouvelle dont je me serais bien passée"
Razilda de Grisval, espionne en service.

Razilda enfila ses bottes impeccablement cirées et boucla sa ceinture à laquelle pendait sa fidèle rapière. Sa lame, large de deux doigts, permettait aussi bien les attaques de taille que d'estoc. C'était un cadeau de l'Empereur à son père, que celui-ci lui avait donné lorsqu'il s'était aperçu que l'habileté de sa fille avec cette arme dépassait la sienne. Ses doigts caressèrent un instant les circonvolutions de sa garde. Elle espérait ne pas en avoir besoin mais ne savait pas vraiment ce qui l'attendait. Elle se préparait pour se rendre à l'étrange rendez-vous qu'on lui avait donné. Elle avait un moment envisagé l'éventualité d'ignorer l'invitation, mais sa curiosité avait été la plus forte. Curiosité vivement aiguillonnée par l'impérieux sentiment que si un complot se tramait, elle devait le savoir, pour la sécurité de l'Empire.

Pourtant elle était prodigieusement agacée. Elle craignait le guêpier dans lequel elle risquait de se fourrer, alors qu'elle avait enfin eu une preuve de la confiance de l'empereur.

En effet, le matin même, Razilda avait été reçue dans le bureau privé de l'Empereur. Ce qui était déjà assez inhabituel en soi, vu qu'elle prenait habituellement ses ordres de la comtesse d'Oragrain, qui était sa supérieure directe. Celle-ci était néanmoins présente à l'entrevue, ainsi que le Suprême Général des Armées et, étrangement... l'astrologue de la cour.

L'Empereur en personne lui avait appris l'invasion de Riven'th et l'alliance qu'il souhaitait développer avec les mystérieux sulnites, qui en étaient responsables. En contact avec leur Prince depuis un certain temps déjà, le monarque souhaitait solidifier ce lien par un acte concret. Il avait décidé d'utiliser une émissaire rivenz venue fort à propos appeler Jultéca'th à l'aide. Le rôle de Razilda serait de lui prêter main forte, et de l'aider à prendre contact avec les dirigeants de la résistance rivenz, sous le prétexte de négocier une entente au nom de l'Empereur. La jultèque devrait glaner un maximum d'informations sur la résistance, leurs bases et leurs nombres.

En outre, d'après ce qu'elle en avait dit, la priorité de la rivenz était de retrouver la famille royale. Il se trouvait qu'il s'agissait également d'un des principaux objectifs des sulnites. La famille Soltanhart était en effet très populaire auprès du peuple rivenz, et les sulnites voulaient étouffer dans l'œuf tout espoir de leur restauration sur le trône. Si, grâce à Razilda, les jultèques étaient en mesure de livrer des membres de la famille royale aux sulnites, l'Empereur ne doutait pas que cela les positionnerait très avantageusement dans leur alliance avec les sulnites.

L'espionne avait beau retourner la situation dans son esprit, cette alliance avec une île inconnue lui paraissait loin d'être une bonne idée, mais au moins savait-elle désormais les raisons qui avaient détourné l'empereur de Pwynyth'. Pour clore cet entretien, elle avait reçu solennellement l'autorisation cachetée qui lui permettrait d'aller à nouveau puiser à la Source de l'Illumination.

La Source... Le secret le mieux gardé de Jultéca'th. Un secret sur lequel s'était bâti tout l'empire, au sens propre, comme au figuré. Profondément enfouie sous les entrailles du palais, s'ouvrait une grotte cristalline. En son cœur, au sein d'une vasque de marbre blanc, jaillissait la Source.

Son eau donnait à ceux qui la buvait le pouvoir de sixième sens.

Seul l'empereur et ceux qu'il choisissait lui-même avaient le droit de venir y boire. Sept vestales servaient ce Sanctuaire, les seules dans tout l'empire qui avaient le pouvoir et la légitimité de remettre en cause l'Empereur. Mais dans toute l'histoire jultèque, rares avaient été les événements qui les avaient poussés à briser leur isolement. Baignées nuit et jour dans les effluves de la Source, ces femmes remplissaient toujours de crainte les notables venus boire leur parcelle de pouvoir. Tous craignaient d'être la cible de quelque prophétie mal venue. Bien évidemment, l'effet de l'eau sur ceux qui en buvaient avec parcimonie était bien moins spectaculaire. Ils devenaient sensibles à la présence et aux émotions des êtres vivants, et pouvaient même être sujets à des flashs d'intuition. Ceux-ci restaient très aléatoires, mais un peu d'entraînement pouvait permettre d'acquérir un relatif contrôle sur eux. Il était facile de devenir dépendant de telles sensations. Le sentiment de supériorité que cela donnait était grisant et Razilda se souvenait avoir assez mal vécu l'effilochement de cet effet, alors qu'elle avait attendu plus que d'ordinaire le renouvellement de l'autorisation de venir boire à la Source. Elle soupçonnait que la fidélité à l'empereur d'un grand nombre de courtisans n'était suspendue qu'à ce fil.