1- "Le jour où toute ma vie a changé !" 2/3

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Dans la salle d'audience, Trilyu se raidit au garde-à-vous. Il venait de remonter à toute allure la voie hiérarchique. Après avoir fait son rapport à son chef d'escadrille, il s'était aussitôt retrouvé devant le commandant de la caserne pour finir devant le seigneur de Kiyokita lui-même, racontant son histoire pour la troisième fois.

Assis sur un grand tabouret de bois incurvé, le Seigneur Erato fixait les trois hommes debout devant lui, son menton carré enfoui dans sa main. C'était un bel homme qui aimait sentir l'effet qu'il produisait sur les gens. Pour l'instant, il retenait sa colère car ses Cavaliers s'attendaient à une explosion de sa part.

– Très bien, dit-il enfin d'une voix parfaitement maîtrisée. Commandant, je ne veux plus voir personne dans cette damnée forêt tant que nous n'aurons pas résolu ce problème d'hommes-félins, vous m'avez bien compris ?

– Parfaitement, Seigneur, répondit le commandant, nullement intimidé. Nous surveillerons les abords de la forêt et j'y enverrai des éclaireurs. Mais la Guilde des Marchands risque de ne pas apprécier que nous leur coupions leur principale ressource.

Les narines du Seigneur Erato frémirent dangereusement.

– Si ce sac de saindoux de Shinpei trouve quelque chose à redire à cette décision, qu'il aille lui-même le chercher, son bois. J'aimerais beaucoup le voir se servir d'une hache. Il est le seul civil que j'autorise à pénétrer dans la forêt.

Puis il changea de ton et continua avec plus de gravité :

– Quoi qu'il en soit, je parlerai de ce problème au prochain conseil des Seigneurs, je sais que nous ne sommes pas les seuls à y être confrontés... Nous allons devoir envisager une action commune. Quand vous aurez du nouveau, envoyez-moi ce jeune homme me faire un rapport.

Ce fut un Trilyu tout gonflé de sa nouvelle mission qui passa les battants géants de la porte de bronze toujours ouverte du Palais des Gardiens de la Coutume. Il épousseta avec fierté son uniforme noir et argent en descendant les marches de l'escalier monumental, encadré d'une rangée de griffons de pierre allongés. Il était un Cavalier Céleste et les gens le regardaient toujours avec respect et admiration.

En tant que protecteurs des cités et compagnons des griffons, les Cavaliers Célestes jouissaient en effet d'un énorme prestige. Nombreux étaient les jeunes garçons qui, à l'Équinoxe de Printemps de leur quinzième anniversaire, tentaient l'Épreuve. Ils étaient conduits dans les montagnes du Berceau, dans un lieu particulier tenu jalousement secret. Bien rares étaient ceux qui revenaient en serrant contre eux une petite boule de plumes piaillante. Trilyu se souviendrait toujours de son émotion, ce jour où l'œuf avait éclos entre ses mains, ce jour où il s'était senti complété comme il n'aurait jamais cru que cela fut possible.

Les trois hommes arrivèrent sur l'aire d'envol, là où les attendaient leurs montures. Même au repos, il se dégageait de ces créatures une extraordinaire impression de puissance. Tout l'avant de leur corps était celui d'un aigle. Mais quel aigle... Dans une tête au port altier, des yeux intelligents s'enfonçaient au-dessus d'un large bec recourbé. Les pattes avant se terminaient par des serres tranchantes qui ne lâchaient jamais leur proie une fois saisie. Leur poitrail plumeux se prolongeait ensuite, entre leurs grandes ailes sagement repliées, par une croupe et de grosses pattes de fauve. La dernière touche au tableau était une grande queue capable d'assommer par mégarde l'imprudent qui passerait derrière un griffon sans crier gare.

- Trilyu, attends, l'interpella le commandant Inoue alors que le jeune homme s'apprêtait à se hisser en selle. Des hommes ont été envoyés pour récupérer les corps des bûcherons. En ce moment même, ils doivent être en train de dresser la liste des victimes. Quand elle sera complète, tu iras prévenir les familles.

Le visage de Trilyu dut traduire son désarroi à cette mission inattendue. Le commandant fronça les sourcils :

– Tu as assisté à l'attaque et tu es donc le plus à même d'expliquer la tragédie, dit-il avec brusquerie. Tu t'en sortiras très bien. Allez, en route !

Trilyu claqua formellement des talons et hocha la tête. Prenant à peine le temps de caresser les plumes grises de Lunargent, il agrippa la courroie de sa selle pour se propulser sur son dos entre ses ailes. Le jeune Cavalier glissa ses jambes dans les vastes replis de sa selle de cuir et resserra les sangles qui permettaient de le maintenir solidement en place, quelles que soient les acrobaties auxquelles voudrait se livrer Lunargent. Il baissa ensuite la visière de son casque sur ses yeux. Puis, la mort dans l'âme, il donna le signal du décollage à son griffon qui déploya ses ailes et prit son essor d'un bond puissant à la suite de ses congénères.

                              ***

Après la scène de bataille sanglante dont elle avait été témoin, la clairière avait retrouvé son calme. En apparence tout au moins. Dans le silence pesant, quelques hommes-félins s'étaient attardés, cherchant les leurs au milieu des humains massacrés. Peu d'entre eux étaient tombés, mais c'était déjà trop. Ils s'étaient montrés trop impatients, trop agressifs. Ils avaient sous-estimé les bûcherons, pensant qu'ils prendraient la fuite bien plus facilement.

L'un des hommes-félins se tenait à genoux, prostré aux côtés d'un corps que la vie avait déserté. Avec hébétude, il caressait les paupières de Shani, ses paupières qui ne s'ouvriraient plus jamais sur ses yeux verts. Il lissa du bout des doigts ses moustaches, autrefois si vibrantes. Ils avaient grandi ensemble. Ensemble, ils avaient passé leur initiation de chasseur. Depuis leur naissance, ils étaient inséparables. Ils étaient toujours affectés aux mêmes patrouilles, aux mêmes groupes de chasse. Et aujourd'hui, tout s'arrêtait.

Il avait à peine conscience de ses frères et sœurs qui s'activaient autour de lui. Certains avaient posé une main compatissante sur son épaule, sans en dire davantage, incapables de trouver les mots qui pourraient soulager la profondeur de son affliction. Quelqu'un, il ne savait qui, lui avait glissé doucement :

– Kaolan, il va falloir la ramener au village. Si c'est trop dur, je suis là.

Il avait secoué la tête frénétiquement, en s'accrochant au corps de Shani.

Sans lui, rien de tout cela ne se serait produit. Une seule seconde d'inattention dans le feu du combat et il s'était mis en danger. Shani avait crié pour le prévenir et s'était précipitée vers lui sans souci de sa propre sécurité. Les humains avaient beau être maladroits, mais attaqués, ils se défendaient avec furie. Un coup de hache l'avait atteinte dans le dos et elle était tombée sans un cri devant ses yeux horrifiés.

À ce souvenir, il eut un spasme violent. Ses mains se refermèrent sur celle, inerte, de son amie. Il ne pouvait se résoudre à la quitter ou à ramener son corps, comme si, ce faisant, il eût rendu sa mort définitive. Levant la tête au ciel, il poussa un long feulement de détresse.

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Tout se met en place petit à petit. Qu'en pensez-vous ?

Ce chapitre est un peu court par rapport aux autres, mais j'ai fait le choix de le modifier suite à plusieurs retours que j'ai eu. Visiblement je m'étais attardée sur des détails qui laissaient croire que certains aspects de l'histoire étaient importants pour la suite alors que ce n'est pas le cas :).

Poussières de TerresWhere stories live. Discover now