Deux minutes que Taehyung était parti du studio, environ dix qu'il avait osé cette déclaration qui prenait des airs de suicide médiatique. Dix minutes, et il avait déjà perdu un pour cent supplémentaire de popularité. Sa chanson était presque achevée, il pouvait encore réussir à terminer et diffuser sa mixtape. Il pouvait encore tenter de faire changer les choses. Il pouvait apporter sa pierre à un édifice magnifique, un temple révolutionnaire, ce temple dont il lui semblait rêver éveillé.
Namjoon esquissa un sourire au souvenir de Taehyung, tétanisé, qui avait juste lâché un « t'es dans la merde » qui avait amusé Namjoon. Comme s'il ne s'en doutait pas, qu'il s'était condamné. De toute façon, il le lui avait affirmé : il mourrait bientôt. Pourquoi donc se priver d'agir comme il avait prévu à l'origine de le faire, dénonçant à travers ses mots les injustices de cette société ?
Levé depuis environ trois heures du matin, Namjoon s'acharnait à achever son ultime chanson. Il lui suffirait d'une heure de travail, et tout serait prêt.
Son plan allait fonctionner. Terminer l'œuvre d'une vie, la transformer en l'œuvre d'une époque. En mourant, il deviendrait immortel, et cette seule idée lui apportait tant d'espoir qu'il ne pouvait qu'avoir hâte que son tracker atteigne les cinquante pour cent décisifs.
Une demi-heure plus tard, on frappa à la porte de son studio de nouveau. Songeant que Taehyung avait dû se remettre de ses émotions et venait sans doute discuter, il alla lui-même ouvrir pour découvrir finalement Jungkook. Le maknae affichait une moue fatiguée, il se frottait encore les yeux du fait de la lumière trop vive du jour.
« Kook-ah, comment tu vas ? T'es encore fatigué ? T'as mal dormi ?
— Je me suis réveillé et t'étais pas là, marmonna Jungkook sans prêter attention à leur bracelet allumé. Je suis allé à la cuisine, mais t'y étais pas non plus. J'ai voulu préparer le petit déjeuner, mais sans toi, c'est pas pareil.
— Oh, mon Jungkook... »
Et sur ces mots attendris, Namjoon avança d'un pas et étreignit son cadet qui l'enlaça à son tour, les yeux clos, la tête enfoncée dans le creux de son cou, prêt à se rendormir dans cette position.
« Je suis désolé, j'ai pas mal de trucs à finir, s'excusa finalement Namjoon d'un ton triste, j'aurai pas le temps de cuisiner aujourd'hui.
— Et demain ?
— Demain... j-je serai sûrement pas là. »
Jungkook resserra ses bras autour de la taille de son aîné. Sans un bruit, il huma de façon discrète son odeur à peine perceptible mais qui le rassurait chaque nuit qu'ils passaient ensemble. Namjoon était devenu son refuge, celui auprès de qui il se sentait en paix. Il n'imaginait pas que son ami puisse s'en aller... pas maintenant. Pourtant il le savait. La veille, avant qu'ils ne s'assoupissent, il avait lu le chiffre sur le bracelet de Namjoon. Il avait vu l'aiguille bien trop proche à son goût du cinquante. Son estomac s'en était retourné, et en dépit d'un calme apparent qui avait fait croire au rappeur qu'il dormait, Jungkook n'avait pas trouvé le sommeil avant plusieurs heures, tétanisé à l'idée d'affronter seul la suite de cette horrible aventure.
Ne jamais s'attacher. C'était pourtant une des règles fondamentales pour éviter aux candidats de souffrir. Comme il s'était montré naïf, lui qui avait espéré que sa relation avec Namjoon guérisse son cœur des maux qui le poignardaient.
Son idole, celui grâce à qui il avait voulu prendre la plume, celui qui l'avait soutenu depuis le début, celui qui l'avait consolé, celui qui avait accepté de partager son lit avec lui chaque nuit depuis ce terrible incident... Il ne pourrait plus fermer l'œil, sans lui. Namjoon avait acquis une place bien trop importante dans sa vie pour s'en aller sans le briser.
« Pourquoi il y a des gens qui nous haïssent autant ? murmura Jungkook. Pourquoi ils ne détestent au point d'insulter, de mentir, et de tuer ?
— Parce que l'humain n'est pas un être naturellement bon.
— Toi, tu l'es.
— Et toi aussi.
— Merci, hyung.
— J'ai bientôt fini ma chanson, va te reposer et je te rejoindrai.
— Tu m'appelleras si jamais... enfin...
— Dès que j'arrive à cinquante-deux, je t'appelle, promis.
— J'ai pas envie que tu t'en ailles aussi... Hoseok me manque déjà tellement...
— Ça va aller Jungkook. Tu vas gagner, et tu seras une grande star. Oublie pas de rester le garçon sage et humble que tu es, d'accord ?
— Promis, » murmura le maknae d'une voix étranglée.
Il recula, hésita, et se détourna pour quitter la pièce. La main posée sur la poignée de la porte, il lui sembla sentir son cœur se déchirer tandis que Namjoon reprenait son travail, concentré sur son écran. Il ne pouvait pas perdre une seconde : même ça, c'était devenu trop précieux pour être gâché.
Puis il sursauta quand des pas précipités retentirent et que tout à coup Jungkook se jeta sur lui pour l'enlacer si fort qu'il en fut ému.
« Hyung...
— Sois pas triste pour moi, s'il te plaît... »
Mais déjà un sanglot secouait le pauvre Jungkook qui avait caché son visage contre le cou de son aîné. Il ne pouvait pas imaginer que l'aventure continue sans Namjoon. Sans lui, plus rien de sens entre ces murs. Le rappeur, du fait de son art, avait toujours su donner un sens à sa vie. À présent, il craignait que tout s'écroule en même temps que lui. Tant de certitudes qui voleraient en éclats...
Namjoon finit par enrouler à son tour les bras autour du corps de son ami pour le serrer de façon affectueuse contre lui. Il posa une main dans ses cheveux et les lui caressa avec douceur, susurrant des mots rassurants pour apaiser ses pleurs devenus bruyants.
« Jungkook, t'es un p'tit gars fort, hein ? Tu vas quand même pas te lamenter juste pour moi. Respire, ça va aller. Je vais partir, certes, mais je mourrai pas tant qu'il y aura une trace de moi ici. Et cette trace, c'est ma mixtape. Tu pourras l'écouter si je te manque, et si tu le fais, je te promets d'être là aussitôt, et de te regarder l'écouter. D'accord ? Comme ça on sera toujours ensemble, chaque fois que tu penseras à moi. Je pars, mais ça veut pas dire que je t'abandonne. Je reste là, je te le promets. Alors sois pas triste. Au contraire, faut être heureux : dès que ma vie cessera, je deviendrai immortel. »
Il sentit contre sa peau le tissu de son t-shirt devenu humide, preuve que les larmes de son cadet n'étaient pas feintes – il n'en avait, de toute façon, pas douté, il connaissait assez Jungkook pour jurer qu'il ne feindrait pas sa tristesse.
« J'ai besoin de ta présence, de tes bras autour de moi la nuit, et de tes mots rassurants. Hyung... comment je vais faire sans toi ? C'est toi, mon bouclier.
— Tu peux aussi devenir ton propre bouclier, mon Kookie. Ça va aller, je te le jure. »
La chaleur du corps de son aîné contre lui calmait Jungkook, mais savoir qu'elle lui serait bientôt arrachée lui brisait le cœur. Il ne pouvait pas s'imaginer de nouveau seul, seul face à ses tourments et ses craintes. Il était terrifié, et le simple fait de discuter avec son idole lui manquerait plus que tout. Ces matins passés en cuisine, ces gaffes commises par l'un ou l'autre, et les rires interminables qu'elles avaient déclenchés...
« J'ai passé les meilleurs moments de ma vie ici, avoua Jungkook, et beaucoup avec toi.
— Tu seras heureux. Travaille sur toi-même, et tu trouveras comment sourire sans t'appuyer sur les autres.
— Je déteste la solitude. »
Namjoon ne répliqua pas, il se contenta de le serrer contre lui de façon affectueuse en abandonnant sur son front de tendres baisers qui firent glousser Jungkook malgré les larmes qui brillaient encore dans son regard. Le maknae appuya sur sa joue un petit bisou qui émit un bruit adorable. Il le remercia, lui souhaita bon courage pour la fin de son travail, et le laissa enfin seul.
Le rappeur baissa les yeux sur son poignet. Son bracelet s'était éteint une fois Jungkook parti – pas étonnant – et désormais il songeait à l'après. Il ne tarderait plus à atteindre le nombre fatidique de cinquante, mais d'abord il terminerait sa mixtape et la présenterait au monde entier de manière magistrale.
Personne ne l'oublierait. Au contraire, il risquait bien de se devenir un peu trop connu au goût de ceux qui avaient cherché à le faire taire.
Un regard sur le forum du jeu lui tira un rictus.
Ils s'étaient assurés que rien ni personne ne puisse interférer avec leur plan. Tout était resté si discret qu'on ne le soupçonnait pas d'un tel coup d'éclat. Il suffisait d'un sursaut pour que le peuple se décide enfin à se soulever. Il suffisait d'une action, d'une pichenette, pour que s'écroule le château de cartes si méticuleusement construit.
Ils avaient cru condamner Namjoon à mourir en lui proposant de venir ici. Ils s'étaient eux-mêmes condamnés en agissant ainsi.