Dix minutes. Ça faisait à présent dix minutes que Taehyung se tenait devant cette porte surmontée d'une discrète lumière rouge. Il n'osait pas la franchir, il n'osait pas y frapper, il ne pouvait pas bouger. Immobile, il gardait les yeux fixés sur cette pièce de laquelle s'échappait une musique si basse qu'il en discernait à peine les notes.
Une bouteille d'eau neuve à la main et une chemise légère par-dessus son t-shirt, le jeune homme trouva finalement le courage de pousser le battant. Il tenta de se montrer le plus silencieux possible. Il referma derrière lui avec une infinie douceur, déjà envoûté par les sonorités délicates de la mélodie. Pas de paroles, simplement des instruments.
Lorsqu'il se retourna, il fut émerveillé au point d'en lâcher misérablement sa bouteille. La musique cependant en dissimula le bruit, car au même moment retentissaient les basses vibrantes d'un puissant tambour. Jimin, comme possédé, dansait sans remarquer l'intrusion de son cadet. Non, il ne dansait pas, il exposait son âme dans tout ce qu'elle avait de plus pur et de plus éblouissant.
Habillé d'une simple chemise d'un tissu aérien qui s'ouvrait sur son torse, il ne portait avec ça qu'un short moulant qui lui arrivait au-dessus du genou. Son corps était mis en valeur d'une manière telle que Taehyung ne pouvait plus en décrocher son regard hypnotisé. Ça n'avait néanmoins rien d'un regard lubrique. Il s'agissait d'un regard admirateur. Jimin, en effet, s'il dégageait une sensualité folle, dégageait une sensualité teintée d'innocence. Impossible de l'expliquer, mais c'était divin.
Taehyung baissa finalement les yeux sur sa bouteille qu'il ramassa. Au passage, il remarqua son bracelet qui, comme celui de Jimin, était allumé. Alors le monde entier avait assisté à son bug monumental devant son meilleur ami...
Enfin, si Taehyung pouvait considérer Jimin comme son meilleur ami. C'était le cas, mais il savait que ce n'était pas réciproque. Jimin ne considérait personne comme son ami. Pas qu'il soit méprisant envers quiconque, au contraire, il demeurait simplement si réservé qu'il parlait trop peu pour se lier avec quiconque : il n'avait jamais connu l'amitié – du moins, pas que Taehyung sache, et Taehyung savait beaucoup de choses que les autres candidats ignoraient.
La musique s'était tue. Jimin poussa un soupir avant de toussoter en haletant.
« Jimin-ah ? hasarda son cadet.
— Comment tu vas ?
— Bien, et toi ?
— Bien.
— Je t'ai amené une bouteille d'eau.
— Ah ? Merci beaucoup. Pose-la vers la mienne, s'il te plaît. »
Il tendit l'index, et Taehyung put constater que la petite bouteille que son aîné avait apportée était pratiquement vide.
« J'ai aussi pris des mochis, il y en avait dans un des placards de la cuisine. T'aimes bien ça, non ? Ça te plairait qu'on les partage ?
— Oh non, c'est gentil, mais garde-les. »
Taehyung songea qu'il ne s'était sans doute pas montré assez explicite : son « ça te plairait qu'on les partage » signifiait « j'aimerais beaucoup qu'on les partage », pas « s'il te plaît, dis non, je veux me goinfrer tout seul ». Et puis... d'habitude, Jimin acceptait. Il aimait bien les mochis. C'était de cette manière que le plus jeune avait réussi à lui parler pour la première fois, des années auparavant. Il le voyait tous les jours à l'école, mais il n'osait jamais l'approcher. Un matin, décidé à franchir le cap, il avait songé que partager son goûter constituerait une bonne stratégie.
Il avait proposé un mochi à Jimin, Jimin avait dit oui, et Taehyung s'était senti vraiment très heureux. En rentrant, il avait dit « maman, je pourrais avoir que des mochis pour la récré, maintenant ? » Sa maman s'était étonnée, car Taehyung préférait nettement apporter un hotteok, mais elle s'était contentée d'acquiescer.
Et tous les jours qui avaient suivi, Taehyung avait partagé ses deux mochis avec Jimin. Jimin lui disait oui. Rien de plus. Le cadet n'osait pas parler. Ils avaient si souvent goûté ensemble que Taehyung avait fini par considérer que Jimin était son meilleur ami. Parce qu'aucun d'eux ne mangeait avec quiconque, avant.
« C'est dingue, tu t'améliores sans arrêt, affirma Taehyung en observant son ami s'étirer.
— Tu trouves ? J'ai encore beaucoup de travail, mes mouvements sont pas assez fluides.
— T'es parfait. »
Il n'avait jamais discuté si longuement avec Jimin – sauf peut-être un ou deux fois, mais jamais plus.
« L'homme est fait de telle manière qu'atteindre la perfection est impossible, mais c'est justement ça qui est génial : il ne faut jamais relâcher ses efforts. »
Taehyung ne sut pas quoi répliquer, et Jimin remit la musique après une nouvelle gorgée d'eau fraîche qui lui fit un bien fou. Son cadet l'observa danser, il l'observa un long moment. Non, plus que ça : il se délectait de son talent, il s'abreuvait de cette émotion fragile qu'il exprimait par ses gestes. Il buvait la moindre parole silencieuse prononcée par ses pas.
« Taehyung-ah ? »
Surpris de la particule utilisée par Jimin, l'appelé releva aussitôt la tête, attentif.
« Tu peux chanter, s'il te plaît ? Je voudrais que tu m'accompagnes. »
Son interlocuteur se contenta d'un acquiescement à peine esquissé.
Ça remontait à leur dernière année de lycée. Le professeur d'art avait demandé à ce que les élèves de chant et de danse constituent des groupes pour une performance de fin d'année. Tous avaient formé des groupes de quatre ou cinq, au moins, mais Jimin et Taehyung avaient choisi de former un duo.
En fait, personne ne s'était manifesté. Ils étaient restés seuls. Et leur duo avait été acclamé par tous. Taehyung n'avait jamais su si l'expérience avait plu à Jimin, désormais il songeait que si, il avait sans doute apprécié pour qu'il propose aujourd'hui de réitérer ça.
Jimin retourna auprès de l'enceinte sur laquelle il avait posé son portable. Il changea la musique et, tandis que les premières notes s'élevaient, il reprenait sa place au centre de la salle. Taehyung reconnut immédiatement la mélodie : celle sur laquelle ils avaient travaillé lors de ce fameux projet.
Winter Bear.
Ça signifiait beaucoup pour Taehyung... car il s'agissait de la première chanson qu'il avait écrite et composée, alors qu'il n'était encore qu'un lycéen rêveur. Ce qui le surprenait le plus, en vérité, c'était tout simplement... que Jimin ait gardé l'instrumental dans son portable. Pendant près de deux ans.
Taehyung se mit à chanter, et Jimin à danser. C'était la chorégraphie de l'époque, et... non. Non, elle y ressemblait seulement. Ce n'était pas une vague similarité.
Elle était aujourd'hui tellement plus époustouflante qu'à l'époque.
Le jeune artiste songea que Jimin, pour arriver à un niveau pareil – sans compter les pas qu'il avait modifiés –, avait nécessairement dû travailler longuement sur leur projet, même une fois l'évaluation terminée. Puis, alors que débutait le refrain, Jimin décida d'harmoniser.
Il connaissait les paroles par cœur. Il les chantait avec Taehyung. Sa voix cristalline vibrait avec douceur. Son corps en mouvement ne créait pas le moindre trémolo désagréable, il chantait sans difficulté. Leurs deux timbres qui se mêlaient, ils dégageaient quelque chose de si pur, de si suave.
Les aigus de Jimin soutenus par les graves de son ami produisaient une harmonie délicieuse.
À cet instant, ni l'un ni l'autre ne pensait au public, aux jeux, aux enjeux, à la vie ou à la mort. Il n'y avait que la danse. La danse et le chant. Le chant et la musique, la musique et eux deux qui lui donnaient vie.
Taehyung ignorait pourquoi, mais il se sentait ému comme il l'avait rarement été : cette chanson symbolisait une proximité qu'il avait toujours crue chimérique, mais qui se révélait à présent bien réelle. Impossible de décrire à quel point ça le touchait, à quel point ça le ravissait alors même que son expression ne trahissait rien.
Il lui semblait, à peine arrivé ici, que ce jeu dévoilait des choses qu'il n'aurait jamais soupçonnées. Des choses, oui, parce qu'il ne savait pas quel mot il pouvait bien mettre sur tout ça. Émotions, sentiments, actes, bouleversements. C'était tout ça à la fois. Et toutes ces choses qui jaillissaient, Taehyung les trouvait si sublimes.
Ainsi, la chanson terminée, la première pensée qui lui vint fut qu'il ne regrettait pas de s'être inscrit. Parce que la seule preuve que Jimin ne l'ignorait pas et lui témoignait de l'intérêt valait, à ses yeux désespérés, bien plus que sa vie.
L'amitié valait bien plus.
Il n'osa pas prononcer la moindre parole, il se contenta de sourire. Jimin n'apprécierait sans doute pas qu'il lui déclare à quel point il se sentait heureux. Il devait le savoir, de toute façon, inutile de l'en informer. Ça s'était entendu dans sa voix, qu'il débordait de bonheur.