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Samedi 7 septembre 2019

Ça me fait bizarre d'écrire dans un nouveau carnet. Toutes les pages sont vides, il n'est pas corné de partout, ni abîmé. Je ne peux pas te dire où j'ai caché le premier, de peur que quelqu'un lise celui-là et le trouve.

Je ne sais pas si j'ai envie de te parler de mes premiers jours de cours. J'étais un peu perdu. Je ne suis pas le seul nouveau, ça me rassure un peu, car je ne suis pas l'unique centre de l'attention.

Le premier jour, mercredi, le matin, il y avait une grande réunion dans le hall. Je me suis fondu dans la masse pour écouter la proviseur souhaiter la bienvenue à tout le monde et faire son discours. Elle n'a rien dit d'extraordinaire, c'était un discours classique de rentrée scolaire, à peu près le même que dans notre ancien lycée. Par contre, il y a beaucoup plus de choix dans les matières facultatives. Il y a même un atelier de mécanique, je sais que tu t'y serais inscrit tout de suite, sans la moindre hésitation. Ils ont un club de photographie, je crois que ça pourrait me plaire. Il y a aussi le journal du lycée, mais j'imagine que là-bas, on doit tous travailler ensemble. Je ne veux pas être obligé de faire des travaux de groupe.

Je sais que je te l'ai déjà dit, mais eux aussi ont une équipe de basket. Les sélections sont à la fin du mois, je ne vais pas m'y inscrire.

Avec la reprise des cours, je ne peux plus assister à mes rendez-vous avec le Docteur Drews, les lundis matins. Maintenant, je ne le verrai plus qu'une fois toutes les deux semaines, le jeudi soir. C'était le seul moment de libre pour tous les deux, selon nos emplois du temps. Pour l'instant, tant que je ne choisis pas une matière facultative, je peux toujours aller voir Alan. Si je décide de m'inscrire au club de photographie, je ne pourrai plus non plus car c'est le mercredi après-midi.

Quelques personnes sont venues me parler, d'autres m'ont souhaité la bienvenue. Ils ont l'air sympas, mais je préfère quand même les éviter autant que je peux. Je ne mange pas à la cafétéria, je récupère mon plateau et je vais m'installer dans un endroit reculé de la cour. Je sais que je ne pourrai pas faire ça cet hiver, à cause du froid. Je verrai à ce moment-là. À chaque pause ou entre les cours, je vais à la bibliothèque, j'essaie d'y passer le plus de temps possible. Elle n'a rien à voir avec celle du campus de Louis. Il y a rarement beaucoup de monde et ceux qui s'y trouvent, sont là pour étudier, comme moi. Peut-être aussi, que je ne suis pas le seul à me cacher ? Je ne sais pas.

Je crois que ça va pour l'instant.

Je sais où est mon casier maintenant, c'est tellement grand que le premier jour, j'étais incapable de le retrouver. C'est un peu dur, car celui à côté du mien, ce n'est pas le tien. Nos casiers ont toujours été collés l'un à l'autre. Maintenant celui de droite appartient à une fille, elle est blonde, elle m'a dit bonjour, elle avait l'air gentille. Celui de gauche, je ne sais pas encore à qui il est. Je sais juste que ce ne sera pas toi, ni Max, ni Adam, ni Seth, pas même Sarah. Il ne sera à personne de ma vie d'avant.

Pour le moment, je ne sais pas si je regrette mon choix d'avoir changé de lycée. Je pense à toi tout le temps, parce que justement tu n'as jamais été là. Je pense au fait que tu n'as jamais eu de casier ici, que tu n'as jamais mis les pieds dans cette salle de classe ou dans une autre. Je me sens triste de savoir que tu ne pourras jamais t'inscrire à l'atelier de mécanique alors que tu aurais adoré ça. Je sais que tout ce que je ressens est différent de ce que j'aurais ressenti dans notre ancien lycée, mais ça reste quand même douloureux. Je ne m'attendais pas à penser autant aux autres aussi. Ils ne sont pas là. Je ne croise personne que je connais dans les couloirs, personne ne m'attend à l'heure du déjeuner pour manger avec moi. Il n'y a personne dans les vestiaires avec qui discuter pendant qu'on se change, avant d'aller s'entrainer.

Mais ici, il n'y a personne qui me regarde avec pitié.

Alors même si c'est dur de penser à tout ce que j'ai laissé derrière moi, dans notre ancienne école, je me réconforte en me disant que dans la nouvelle, personne ne me connait. De toute façon, c'est ma dernière année et je passe tout mon temps libre à étudier, tout le reste n'a pas d'importance. Pour les profs, ceux sont les mêmes que dans tous les lycées du monde, il y en a des sympas et d'autres que personne n'aime. Pour l'instant, ils sont gentils avec moi, je ne les ai pas tous rencontré encore.

On est samedi. Il y a une nouvelle au cercle d'entraide. Ça faisait longtemps et je crois que ça a été dur pour tout le monde de la voir arriver. Elle n'a pas dit un seul mot, pas même pour se présenter. Peut-être qu'elle est comme moi au début, peut-être qu'elle ne parle pas.

Tu sais, même si je reparle maintenant, ce n'est plus comme avant. Tout est différent. Avant, je parlais normalement, quand j'en avais envie, quand j'avais des choses à dire ou même quand je n'avais rien à dire. C'était naturel. Maintenant, je ne parle pas beaucoup, seulement quand il le faut. J'aime le silence, je le trouve rassurant.

Louis a abordé le sujet, il ne l'avait jamais fait avant, c'était la première fois. Après la réunion, on est allé se promener dans le parc, pas loin du centre communal. Il m'a dit que j'étais comme elle au début, comme la nouvelle, que je ne parlais jamais. Il m'a aussi dit qu'il avait compris que j'avais un problème avec la nourriture. Sa voix était douce, plus que d'habitude, il cherchait ses mots, il était un peu hésitant, il n'osait pas trop. C'était dur de l'entendre me dire tout ça, de réaliser qu'il a compris mes problèmes. J'ai eu envie de partir, de fuir ou de m'enfermer dans le silence justement. C'était difficile parce que je me suis senti comme entièrement nu, je n'ai pas du tout aimé ce sentiment.

Puis je me suis rappelé, que je l'ai vu au bord de cette route, cette nuit-là. Le lendemain à l'hôpital. Il m'a montré toutes ses faiblesses, même si ce n'était pas voulu de sa part. Mais c'est quand même moi qu'il a appelé quand il était perdu, au plus bas, alors je crois que c'est normal qu'il ait envie, ou qu'il ressente le besoin de savoir ce que j'ai traversé.

Je lui ai avoué pour l'internement, je ne lui ai pas dit pourquoi, parce que je n'en avais pas le courage. Instinctivement, dans un réflex qu'il n'a pas réussi à contrôler, il a baissé les yeux sur mon poignet, comme s'il avait compris. Il n'a rien dit, mais ça veut dire qu'il sait que j'ai une cicatrice. J'ai passé tout l'été avec des t-shirts à manches longues ou des pulls. Pas que cet été d'ailleurs, c'est ce que je porte tous les jours. Je la cache tout le temps, je ne sais pas comment il l'a vu. Peut-être qu'un jour, ma manche s'est un peu relevée et que je n'ai pas fait attention.

Je ne pourrai jamais reprendre le basket, je ne peux plus porter que le maillot. Je réalise que je n'avais pas pensé à ça, jusqu'à maintenant.

Louis a sa rentrée lundi. Il a hâte, mais il ressent la même chose que moi. Lui aussi a le sentiment de trahir son frère en reprenant ses études, parce qu'Evan ne pourra jamais aller à l'université.

Je crois que c'est tout ce que j'avais à te raconter.

Bonne nuit Railey.

— Harry

Sans ToiOnde histórias criam vida. Descubra agora