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Jeudi 20 juin 2019

Je me suis confié à Alan hier, pendant notre rendez-vous. Depuis que je suis rentré à la maison, je garde tout pour moi, parce que j'ai peur de retourner à l'hôpital si je dis à quelqu'un tout ce que je ressens, mais hier, je crois que j'en avais besoin.

Je lui ai dit ce que je t'ai dit à toi, que ma vie était vide. Je t'ai dit aussi que ce n'était pas grave, mais je crois que si, ça l'est. Enfin, je ne sais pas si c'est vraiment grave, mais ça m'effraie un peu, parce qu'une vie vide me rappelle le vide en moi.

C'est vrai que j'ai peur de retourner à l'hôpital à la moindre chose, mais j'ai aussi peur de redevenir comme avant, quand je ne ressentais plus rien, quand je n'avais plus la moindre émotion. Je ne sais pas lequel des deux m'effraie le plus.

Parler à Alan m'a fait du bien. J'ai souvent l'impression de régresser et c'est dur. Par moment je vais à peu près bien et l'instant d'après plus rien ne va, comme si je faisais plusieurs pas en arrière. C'est frustrant et ça me mets en colère parce que ça fait plus de huit mois que tu es mort maintenant et que je n'avance pas. Plus difficile encore, je vois tout le monde autour de moi réussir à s'en sortir et moi je suis là, toujours au même point. Moi, je suis le boulet qui traine derrière.

Je n'ai pas envie d'être le boulet Railey.

Alan m'a dit que je ne reculais pas, au contraire, il m'a dit qu'en ce moment je continuais d'avancer. Malgré ses paroles et ses mots rassurants, je ne sais pas si je peux réellement le croire.

Il m'a expliqué que le deuil est quelque chose de personnel, propre à chaque individu. Il peut être court pour certaines personnes, comme il peut être plus long pour d'autres. Dans un deuil il n'y a pas de date limite, pas de temps imparti à respecter.

Il m'a aussi dit que le vide que je ressentais dans ma vie était normal, surtout après une longue hospitalisation comme la mienne. Ces derniers mois, tout était centré sur la souffrance que j'avais en moi et maintenant que nous avons travaillé ensemble dessus, tout le reste qui l'entoure se réveille.

Maintenant je rentre dans l'étape "comment apprendre à vivre sans toi". Ce sont ses mots pas les miens. Je n'ai pas envie d'apprendre à vivre sans toi, mais j'ai compris que si je ne le faisais pas, ce sentiment de vide resterait. Je n'ai pas envie de vivre sans toi, mais je n'ai pas envie que ce vide reste.

Peut-être qu'Alan a raison, peut-être que je dois réellement apprendre à vivre sans toi. J'ai l'impression que je n'ai que trois choix.

— Mourir pour te rejoindre
— Pas mourir mais pas vivre non plus (c'est ce qui se passe en ce moment)
— Vivre

Et pour vivre je dois apprendre à le faire sans ta présence. Peut-être que je ne recule pas, comme dit Alan, mais peut-être que je n'avance pas non plus, que je stagne. Et peu importe la situation, tout le monde sait que stagner, ce n'est jamais une bonne chose.

Alan m'a expliqué que pour combler ce vide que je ressens, il faut que je recommence à faire des choses que j'aime. Des choses que je faisais avant. Il ne m'a pas dit que je devais reprendre une vie normale, car cette normalité n'existe plus vu que tu n'es plus là, mais il m'a dit que je devais doucement me créer une nouvelle vie. Une vie après toi. Il m'a dit que je pourrais commencer par quelque chose que j'avais abandonné après ton départ, mais que j'aime et qui doit me manquer.

Deux choses me sont venues en tête tout de suite, le basket et la moto. Je savais que papa et maman ne me laisseraient jamais reconduire ma moto, alors j'ai passé la moitié de la nuit au terrain de basket.

Quand je suis rentré à la maison après notre rendre-vous, je me suis enfermé dans ma chambre. J'avais besoin d'être seul, je me sentais vide aussi, mais pas le même vide que d'habitude. Je me sentais vidé d'avoir confié tout ça à Alan. J'ai regardé le mini panier et la balle en mousse que j'avais ramené de l'hôpital. Le basket me manque, pas autant que toi, rien ne pourra jamais me manquer plus que toi, mais le basket me manque.

Après le dîner, j'ai attendu que tout le monde soit couché et je me suis faufilé dans le garage. Notre ballon était là, un peu dégonflé, mais il était là. J'ai évité de regarder nos motos. J'ai rapidement mis le ballon et une pompe dans mon sac à dos, j'ai pris mon vélo et je suis parti. C'était agréable de pédaler la nuit, sans bruit et sans personne. Depuis que tu es mort, je suis entouré tout le temps, là j'étais tout seul et ça m'a fait du bien. Je me suis senti libre, c'était agréable comme sensation.

Une fois arrivé au terrain près du lac, c'était différent. Je me suis senti triste, mais je n'ai pas pleuré. Je me suis assis sur le vieux banc rouillé. Il y a toujours nos prénoms marqués dessus, au milieu des centaines d'autres, j'espère qu'ils ne disparaitront jamais. J'ai regonflé le ballon et je suis resté un long moment, sans bouger. Je n'étais plus très sûr d'avoir envie de faire ça.

Je sais que je t'avais promis de ne plus jamais jouer. Pardon.

Finalement je me suis levé, j'ai regardé le vieux panier tout rouillé lui aussi et j'ai tiré. Je n'ai pas rattrapé le ballon, je l'ai laissé rebondir et finir dans l'herbe. J'attendais, immobile, comme s'il allait se passer quelque chose de grave, comme si tu allais me foudroyer d'un éclair, ou comme si l'univers risquait d'exploser parce que j'avais osé faire ça. J'étais ridicule.

Quand j'ai compris qu'il ne se passerait rien et que la terre ne s'arrêterait pas de tourner, j'ai récupéré le ballon et j'ai tiré encore. Et encore. Et encore. Pendant presque deux heures. Au début je pensais à toi à chaque tir, je me demandais si tu me voyais, si tu étais content ou si tu étais en colère que je n'ai pas tenu ma promesse. Comme je n'avais pas la réponse, j'ai fini par te chasser de mon esprit. Et c'était plus facile.

Puis j'ai commencé à avoir froid. Je n'avais pas pris de veste et même si on est en juin, il fait encore frais la nuit, alors je suis rentré.

Quand je me suis couché, j'avais l'impression que ma vie était un peu moins vide et j'ai bien dormi.

— Harry

Sans ToiWhere stories live. Discover now