Sans Toi

Page quatre-vingt-douze

Samedi 11 mai 2019

Je suis allongé dans ton lit, je sais que je n'ai pas le droit, mais ce n'est pas grave. Tout le monde dort, personne ne le saura. Je suis fatigué d'écouter et de faire ce que les gens me disent ou ce qu'ils attendent de moi.

C'est papa qui est venu me chercher ce matin, parce que maman était occupée à cuisiner. C'est ce qu'il m'a dit, mais après le dîner de ce soir, Brooke m'a avoué qu'en fait c'était lui qui avait absolument tenu à venir me chercher. Ça m'a touché, même si je crois que j'ai encore du mal à réaliser que papa ait voulu passer du temps seul avec moi.

Quand on est arrivé et qu'on a ouvert la porte, ça sentait bon dans toute la maison. L'odeur m'a presque donné faim. Papa n'avait pas menti, maman et Brooke ont vraiment passé toute leur matinée à cuisiner. Pour moi. Elles avaient même dressé la table comme pour un vrai repas de fête. Je sais qu'elles pensaient bien faire, mais ça m'a mis mal à l'aise, j'ai eu l'impression d'être traité comme un invité dans ma propre maison.

Jade m'a collé pendant tout le repas. Elle a même mangé assise sur mes genoux. Elle était encore plus heureuse, parce que c'est quelque chose qu'elle n'a pas le droit de faire normalement.

Maman a fait des lasagnes. J'imagine que le Docteur Drews a donné des consignes sur la nourriture, parce qu'elle m'a servi une portion plus petite que tout le monde. Et papa n'a rien dit quand je n'ai pas terminé mon assiette. Personne n'a cherché à me forcer. J'ai pris un petit bout du gâteau au chocolat que Brooke a fait pour le dessert, il était bon. Je n'ai pas eu mal au ventre.

Après le déjeuner j'ai été coucher Jade dans son lit, pour la sieste. Je lui ai lu une histoire, enfin j'ai à peine commencé qu'elle s'est immédiatement endormie. Je l'ai regardé dormir pendant un moment. Elle a encore beaucoup grandi, elle perd de plus en plus son visage de bébé et devient une petite fille. Elle te ressemble beaucoup, je trouve. Je suppose qu'elle me ressemble beaucoup aussi. Elle a les mêmes fossettes que nous et que Brooke. Plus ses cheveux poussent, plus ils sont bouclés comme les nôtres. Elle a les yeux marrons comme Brooke et papa, maman a les yeux bleus. Maintenant je suis tout seul à avoir les yeux verts.

Il n'y a pas eu d'autres morts parmi les gens du cercle d'entraide, mais il y avait deux nouveaux. Quelque part, c'est encore pire. Des jumeaux, Julien et Julian, enfin, avant ils étaient trois, c'était des triplés. Jules est mort, mais je ne sais pas de quoi, je n'ai pas réussi à écouter. Ça m'a perturbé de voir deux visages presque identiques, alors que justement, si on assiste à ces réunions c'est parce qu'on a perdu notre deuxième visage. Je crois que je n'étais pas le seul pour qui c'était difficile de les regarder. Je n'avais pas vu d'autres jumeaux ou d'autres jumelles depuis que tu es mort.

À la fin de la réunion, quand tout le monde s'est approché de la table, moi j'étais encore perdu dans mes pensées. Julien, Julian et Jules. Je ne comprends pas les parents qui donnent des prénoms aussi similaires à leurs jumeaux. Quand on était petit, maman aimait bien nous habiller de la même façon, mais nos prénoms, eux, sont différents, ils ne se ressemblent même pas un peu.

Louis m'a fait sursauter en s'asseyant à côté de moi. Il m'a dit salut avec un grand sourire, comme si tout allait bien entre nous. Je lui ai lancé un regard noir, avant de sortir de la salle. Évidemment il m'a suivi en me demandant ce que j'avais. Je lui ai répondu qu'il savait très bien ce que j'avais, mais je me trompais, il avait l'air vraiment perdu. Puis ensuite ça l'a choqué que je puisse être en colère contre lui, parce qu'il a tout répété à Jean.

Il m'a demandé combien de temps j'allais lui faire la gueule. Comme je ne répondais pas, il a attrapé ma main pendant que je traversais le parking. Il a noté son numéro de téléphone dans ma paume en me disant que je n'avais qu'à le prévenir par message quand j'aurais envie de lui parler à nouveau.

En plus d'être un abruti qui ne sait pas tenir sa langue, il a vraiment du culot. 

Je suis monté dans la voiture de maman sans un mot de plus, une fois la portière refermée, elle m'a demandé qui c'était. Je lui ai dit que c'était personne et elle m'a répondu avec un petit sourire, que c'était la deuxième fois qu'elle me voyait avec "personne". Ça m'a agacé encore plus.

Pour le dîner, on a commandé des pizzas qu'on a mangé tous ensemble dans le salon, devant un film. On ne l'avait pas refait depuis que tu es parti. Papa et maman étaient installés sur le canapé, Brooke sur le fauteuil, Jade dormait déjà et toi tu n'étais pas assis avec moi sur le tapis. Je sais que je ne dois pas me focaliser sur toi, mais c'est dur. Tu n'es pas là et je ressens ton absence partout. C'est pour ça que je suis dans ta chambre.

Quand on est monté se coucher, je me suis arrêté devant la porte de ta chambre, maman m'a doucement pris par les épaules, en me rappelant ce qu'Alan avait dit. Que c'est important que je dorme dans ma chambre à moi. Je n'ai pas protesté. J'ai été dans ma chambre à moi, parce que je suis moi.

Le miroir de notre salle de bain a été remplacé. Je ne me souviens pas très bien de ce soir-là, mais je sais que je l'ai cassé et que je me suis ouvert le poignet avec l'un des éclats.

Je ne sais pas pourquoi j'ai fait ça, mais avant de me laver les mains pour aller dîner tout à l'heure, j'ai enregistré le numéro de Louis sur mon téléphone. Quelques chiffres s'étaient presque effacés, mais j'ai quand même réussi à les relire.

J'ai essayé de dormir dans mon lit Railey, mais je n'y arrivais pas. Je suis passé par notre salle de bain et j'ai rejoint ta chambre. C'est toujours ta chambre, rien n'a changé, rien n'a été déplacé pendant mon absence. Je me suis tout de suite senti mieux.

C'est la seule nuit que je passe ici, demain je retourne à l'hôpital. J'avais besoin de me sentir proche de toi. Je crois que ça ne marche plus maintenant, dormir dans ton lit ne m'aide pas à me sentir un peu moins vide.

Demain à midi, papy et mamie viennent manger avec nous et après on me ramènera.

Je crois que ça me fait du bien d'être à la maison, mais l'idée de retourner à l'hôpital demain, gâche un peu ce que j'aurais vraiment pu ressentir.

Bonne nuit Railey.

— Harry