Wraith, enveloppé dans une odeur délicieuse, un bras passé sous les genoux et le dos de la femelle, tourna les talons et retourna dans la pièce principale, sous le regard intelligent d'un cabot aux poils blonds. Allongé au sol, couché sur le flanc, l'animal n'était pas le moins du monde hostile et paraissait même heureux de voir le guerrier.
Tant mieux pour lui. C'est pas réciproque.
Wraith déposa la femme sur le canapé et se dirigea vers la fenêtre éventrée. Il examina les bouts de verre toujours coincés dans le cadre en bois. Rien de concluant de ce côté. Il baissa ensuite les yeux au sol lorsque sa lourde botte de combat buta contre quelque chose. En fronçant les sourcils, il regarda l'eau de la gamelle qu'il avait renversée s'étaler en une flaque linéaire sur le parquet, qui l'absorba aussitôt tel un assoiffé du désert. En quelques secondes, il ne restait déjà plus que le bol métallique et... une brique.
Mais qu'est-ce qu'une brique fout dans l'eau du clebs ?
Il n'était pas expert en animal, ne les appréciait d'ailleurs pas plus que cela, arrivait tout juste à supporter Hawke, le métamorphe de la Confrérie... mais il était pourtant presque sûr que ce morceau de caillou n'avait rien à foutre là.
Il se baissa et le ramassa, le tourna du bout des doigts. Son front se plissa comme un mot était gravé dessus : salut.
Salut ?
Sans se poser plus de question, il fourra dans la poche de sa veste le projectile qui avait probablement explosé la vitre. Ça donnera matière à réfléchir à Trez.
De la fenêtre, Wraith jeta un coup d'œil en contrebas. Évidemment, l'intrus s'était enfuit comme s'il avait le feu au cul.
Fais chier.
Sans se soucier des morceaux de verre qui s'enfonçaient en crissant dans la semelle de ses chaussures, Wraith retourna auprès de la jeune femme. Ses cheveux aux reflets bleutés, déployés sur le repose-bras et étalés en auréole autour de sa tête, semblaient doux.
Elle est belle.
Campé au-dessus d'elle, il réfléchi quelque instant. Il ne pourrait pas se dématérialiser avec elle dans les bras. Pas qu'elle soit trop lourde, non, loin de là, mais ce processus n'était faisable qu'en solitaire. Ou avec de petits objets, selon l'âge et la puissance du démon.
Ils étaient donc bons pour aller jusqu'au Manoir à pieds.
Ouais, Wraith pourrait toujours biper un des frères avec l'étrange appareil qu'il avait constamment à la ceinture pour qu'il se ramène avec une voiture... mais puisque lui-même ne pouvait pas monter dedans, il ne laisserait pas la femelle seule avec quelqu'un d'autre que lui.
Et il était hors de question d'appeler un de ses frères ailés pour venir les rapatrier. Il pourrait la laisser tomber dans le vide.
C'était non négociable. C'était lui qu'elle avait appelé.
Quitte à mettre trois heures pour rentrer... soit. Mais il ne la lâcherait pas.
Wraith avisa son sac à main, suspendu au porte-manteau. Il alla le décrocher... avant de le secouer pour le vider de son contenu, qui s'écrasa au sol sans aucune délicatesse. Agenouillé, il farfouilla dans son portefeuille et en tira ses papiers d'identité. Il s'arrêta sur son permis de conduire. La photographie au sourire forcé lui tira un infime rictus amusé qui lui crispa les joues et les tempes. Il parcouru rapidement les données et s'arrêta sur son prénom. Indigo.
Il revint à ses cheveux bleutés, devina ses iris, de la même étrange couleur, cachés derrière ses paupières...
Oui, Indigo était parfait. C'était joli, comme elle.
Il trouva aussi un petit carnet, et remarqua qu'un étrange icône était gravé au centre du vieux cuir orangé. Les coins du calepin étaient abîmés et cornés, comme si elle l'avait traîné avec elle pendant longtemps et dans de nombreux endroits. Wraith ouvrit une page au hasard. Noircie d'écriture, avec par-ci par-là quelques gribouillis, la page lui fit mal aux yeux tant les petites lettres étaient serrées. Il le referma d'un coup sec. De même que la brique, il le fourra dans une de ses poches.
Il se redressa et s'approcha de la femelle – d'Indigo.
Résolu, il la hissa contre son torse et sauta d'un bond à travers la fenêtre. A peine fit-il une dizaine de pas qu'un glapissement résonna dans la nuit. Il se retourna, resserrant instinctivement la femelle contre lui.
Le chien, sur le pas de la porte, tentait tant bien que mal de les suivre, sa pâte arrière traînant bizarrement derrière lui.
Wraith soupira.
— Retourne à l'intérieur, le clebs.
L'animal gémit, le suppliant du regard.
— T'as vu ton état ? T'es pas prêt pour une randonnée, mon gars.
Et sans rien ajouter, il se détourna et entama sa route en direction de la Foret Hostile.
C'est en atteignant le premier arbre mort, à l'orée du bois, qu'il sentit la chape d'air glacial les écraser brutalement.
La Forêt Hostile portait bien son nom : Trez avait jeté un sort pour que l'ambiance ici décourage la plupart des gens de s'y aventurer. Et si les arbres morts, la température arctique et le vent qui soufflait des menaces n'étaient pas assez explicites, la Forêt Dense suivait, et elle était impénétrable.
Wraith constata que la femelle était gelée. Par la seule force de son esprit, il augmenta sa chaleur corporelle. En retour, la femelle se blottit un peu plus contre lui en refermant ses doigts sur la manche de Wraith.
Il marchait sans se presser depuis environ une heure lorsqu'il entendit une brindille craquer derrière lui.
En soupirant, il se retourna.
— Sors de là, clébard.
Émergeant d'un tronc d'arbre tarabiscoté, le chien s'approcha, ventre à terre, en lançant des coups d'œil affolés en tous sens.
— Tu m'as l'air aussi têtu que ta maîtresse, toi.
S'approchant encore de Wraith, ce dernier put voir qu'il tremblait comme une feuille.
Tant pis pour lui.
— Allez, retourne chez toi, il n'y a pas de place pour toi là où nous allons. (Un sourire sardonique étira ses lèvres.) Et Hawke te boufferait tout cru.
L'animal gémit. De peur, de panique, de douleur, de faim ou de froid, Wraith n'aurait sut le dire. Mais d'un pas mal assuré, il alla se frotter contre son tibia. D'un coup de pied, Wraith le fit reculer.
— Dégage. Je te l'ai déjà dit.
Soudain, un bourdonnement, léger et constant, se fit entendre. Wraith leva les yeux et, malgré l'entrelacs épais de branches mortes, il put distinguer la source du bruit.
— Reaver, souffla-t-il. Tu fais chier, avec ton nouveau drone. On dirait un môme de trois ans à Noël.
Le rire de l'ange, désincarcéré et grésillant comme il sortait des hauts parleurs de l'appareil, résonna dans la forêt.
— Wraith, mais que fabriques-tu ?
Il haussa les épaules et raffermit sa prise sur son précieux fardeau.
— Ce sale cabot ne veut pas se barrer.
— Je ne te parle pas de lui, mais de la femme que tu tiens comme si elle allait s'enfuir. Alors qu'elle est visiblement inconsciente.
Il baissa les yeux sur elle.
— Je vous expliquerai lorsque je serai de retour au Manoir, dit-il en continuant son chemin.
La montée était de plus en plus pentue, le terrain glissant et escarpé, mais contre toute attente, le chien persistait et continuait difficilement à suivre.
Les arbres frêles disparurent petit à petit et les frontières de la Forêt Dense apparurent : ni plus ni moins qu'un mur végétal haut d'une vingtaine de mètres. Il n'y avait d'ailleurs pas de percée, ni à droite, ni à gauche, le mur entourait la montagne. Ces gigantesques arbres feuillus recouvert d'épines de trente centimètres au bout desquelles suintait des gouttes suspectes dissuadaient pour de bon les quelques courageux qui avaient osés braver la Forêt Hostile. Ces monstres d'arbres entouraient la totalité du domaine du Manoir, afin d'éviter aux curieux de se mêler de ce qui ne les regardait pas.
Wraith chercha du regard le précipice, celui qui longeait la frontière verte et qui partait du rocher qui ressemblait à un crâne. Arrivé devant la crevasse, il la traversa en équilibre sur une poutre métallique, entièrement dissimulée par des lianes qui ressemblaient fortement à des serpents, serrant Indigo entre ses bras et ignorant les piques sanguinolents plantés au fond de la crevasse. De l'autre côté, il s'approcha d'une pierre recouverte de mousse. À partir de là, il compta soixante-neuf pas – idée saugrenue de Shade – en direction du nord-est puis treize vers le nord.
Wraith se retrouva le nez pile à douze centimètres du mur de verdure. Parfait.
Il n'était pas si rouillé que ça. Il ne s'était même pas planté de chemin, malgré ses dizaines d'années sans avoir eu à se rendre au Manoir à pied, la pyrotransportation étant beaucoup plus pratique et rapide.
Sans aucune hésitation, il franchit les douze centimètres. Et passa au-travers du mur. Comme s'il n'était qu'une illusion. Merci Trez.
Se trouvant à présent dans la Forêt Dense, entouré de ronces, d'épines empoisonnées et de tout un tas d'autres trucs mortels, il fit fuser une comète de feu qui lécha tout sur son passage sur environ dix kilomètres. Il allait s'apprêter à courir sur le chemin à présent dégagé mais un gémissement venant de l'autre côté du mur lui fit rouler des yeux. Il se retourna et passa la tête à travers la cloison factice.
Le chien, assis sur son derrière leva des yeux terrifiés sur lui.
— Dépêche-toi, soupira Wraith, regrettant déjà son geste. Et tu n'as pas intérêt à trainer, ou je te laisse derrière.
Il fit un geste de la tête au chien, qui sauta aussitôt sur ses pattes mais il vacilla en geignant.
— Démerdes-toi, le clebs, râla-t-il en se retournant.
Mais durant ces quelques secondes entre parenthèses, la verdure qu'il avait déboisée plus tôt avait déjà repoussée.
En entendant le chien arriver derrière lui, il lui souffla, tout en fixant les ténèbres :
— Va falloir courir vite. (Il lui jeta un coup d'œil.) Tu peux toujours faire demi-tour. (Puis il soupira :) Putain ! je suis en train de parler à un chien.
Des murmures glaçants furent portés par le vent et l'animal se remit à trembler.
— Tu fonces, OK ? Si ces trucs se referment sur toi, c'est cuit. (Il coula un regard au chien.) Prêt ?
Il n'attendit pas de réponse. Il lança une boule de feu qui brûla tout sur son passage et Wraith se mit à courir, ne se retournant pas pour voir si l'importun suivait le mouvement.
Il continua ainsi jusqu'à franchir toute la végétation qui proliférait entre la Forêt Hostile et le Manoir, jusqu'à débouler dans la clairière parfaitement circulaire que Wraith recherchait. Après avoir marché plusieurs mètres sur le sol spongieux et rebondissant, il pensa enfin à jeter un regard derrière lui. Le chien, à mi-chemin de la sortie, semblait en mauvaise posture et la folle végétation commençait déjà à reprendre sa place dans le chemin qu'il s'était tracé.
Wraith se détourna en haussant les épaules, il l'avait pourtant prévenu. Le chien commença à gémir et Wraith entendit qu'il raclait ses griffes contre une surface dure, un rocher à moitié enterré peut-être. Il s'éloigna de quelques pas avant de baisser les yeux sur son précieux fardeau. C'était le chien de cette femelle. Il se remémora les gamelles décorées sous la fenêtre. Indigo semblait apprécier cet animal, après tout, on ne faisait pas un nid douillet à un chien dont on ne voulait pas. S'il ne faisait rien, les arbres allaient se refermer sur lui, le broyer puis le manger et Indigo serait triste car son chien serait mort.
Sans plus réfléchir, il fit demi-tour au pas de course, alors que les lianes se balançaient à droite à gauche dans l'espoir de trouver quelque chose à se mettre sous la dent.
Arrivé à hauteur du chien, il fit passer Indigo au-dessus de son épaule et se pencha pour passer trois doigts sous le collier bleu à clous de l'animal. Et il le balança sans ménagement hors de la forêt, sans attendre pour se remettre aussi à courir.
À peine arriva-t-il en lieu sûr que le mur se refermait derrière lui en un terrible froufroutement. Même pas essoufflé, il regarda le chien galleux et intrusif, qui avait atterrit sur le flanc et qui n'avait pas bougé depuis.
Wraith le dépassa et se dirigea vers le centre désert de la clairière. À mi-chemin, il eut l'impression de plonger dans un bain d'acide glacial.
Son souffle se bloqua dans sa gorge et malgré sa température élevée il fut prit de tremblements. Cela ne dura que quelques secondes, le temps qu'il traverse le sort de dissémination, mais il détestait par-dessus tout cette sensation de froid. Un démon de feu n'avait pas à avoir froid. Jamais.
Et maintenant qu'il avait passé l'hilkusyon, le Manoir se dressait au milieu de l'espace dégagé, s'élevant majestueusement à travers arbres menaçants et montagnes à pic.