Revenant au présent, Indigo serra ses poings plus fort, la douleur remontant jusque derrière sa nuque. Elle sentit un liquide poisseux affleurer la surface de sa peau. Des points blancs éclataient derrières ses paupières closes. Ses bras tremblaient. Ses jambes aussi. Les points blancs devinrent noirs. Du sang serpenta entre ses doigts.
Poumons en feu. Grognements. Sur le point de défaillir. Plainte. Corps convulsé. Spasmes. Douleur. Plainte, encore. Douleurs. Mal.
Mais. Elle. Tiendrait. Bon.
Comme toujours.
Alors seulement, après une ultime tentative vaine pour respirer, une lumière de feu, blanche et lumineuse, fusa à travers elle. Électrisa mortellement tout dans son passage, de ses orteils à ses capillaires.
Puis, comme c'était arrivé - quoi que ce fut -, la crise reflua.
Indigo relâcha brutalement la pression qu'elle maintenait dans sa poitrine.
Et enfin, la réalité reprit son cours.
Sous la violence de l'air qui quittait finalement ses poumons en feu et la douleur qui la parcourait toute entière, elle tomba à genoux, s'écorchant la peau à travers l'étoffe de son pantalon. La couche de neige fondue était en train de détremper ses vêtements, mais elle ne s'en rendit pas compte : la respiration erratique, la transpiration gouttant à ses tempes, la jeune femme lutait pour reprendre un rythme cardiaque normal. Toujours prostrée devant la porte, tremblante et hors d'haleine, cela lui prit de longues minutes.
Indigo ouvrit les mains et déplia lentement les doigts. Elle plissa les yeux et siffla entre ses dents lorsque la clé se délogea de sa peau. Du bout des ongles, elle laissa tomber l'objet ensanglanté dans sa poche, sans se soucier le moins du monde que l'intérieur de son jean allait être taché.
Lentement, elle se releva, à nouveau parfaitement calme. Maîtresse d'elle-même.
Elle releva les yeux sur le fameux rideau. Si ce n'était pas le temps qui lui fournirait son aller-simple pour la décharge, ce serait la rouille qui en viendrait à bout, elle en était certaine.
Il était visiblement grand temps de le changer. La jeune femme ne pouvait pas laisser ce vulgaire objet la remettre dans cet état. Elle grimaça. Elle avait pourtant tenu presque trois mois ! Mais cette nouvelle crise de nerf venait de remettre les compteurs à zéro, visiblement.
Oui, décida-t-elle. Il faudra le changer. Mais elle verrait ça demain.
Elle soupira en se frottant les tempes. Son porte-monnaie et ses économies n'allaient pas apprécier. Sans compter son propriétaire, qui lui réclamait son loyer depuis presque six mois.
Une vague de tristesse s'abattit sur Indigo et elle ferma brièvement les yeux en posant la paume sur la surface froide recouverte de givre de la vitrine, ayant l'impression qu'un poids énorme la tirait toujours en arrière afin qu'elle n'avance pas dans la vie.
Elle observa les minuscule cristaux collés les uns aux autres, compara leur irrégularité, tenta d'y voir des silhouettes se dessiner, la main toujours à plat contre la vitre.
Mais malgré le froid de la glace, Indigo ne ressentit rien.
Elle ne sentit pas la morsure du froid, ni ne perçut la fine pellicule de glace fondre sous sa chaleur inexistante. Elle soupira en retirant les doigts de la vitrine. La devanture était intacte, aucune trace de main ne venait gâcher cette sublime étendue brillante, et même le sang qui lui couvrait l'intérieur de la main droite n'avait laissé aucun stigmate.
La petite boulangère eut un sourire désabusé. Normal, quand on y réfléchissait ; son corps à elle était encore plus froid que cette température hivernale. C'était une des deux seules choses qu'elle avait reçu de son héritage maternel. La seconde, on la lui avait retirée de force.
Abandonnant l'idée de protéger sa boutique en l'habillant du treillis de fer, Indigo ferma de l'extérieur la porte vitrée et fit le tour du pâté de maison afin d'arriver à l'arrière de son magasin, d'où l'on pouvait apercevoir l'escalier délabré qui menait à l'étage supérieur.
Elle monta d'un pas las les frêles marches, qui tremblèrent lors de son passage en laissant tomber de la poussière et des échardes sur le banc tout aussi pourri qui était installé sous celles-ci.
Mais, la main sur la poignée, elle eut un mauvais pressentiment.
Depuis quelques temps, Indigo se sentait constamment observée. Depuis les récents évènements perturbants qui lui étaient apparus régulièrement depuis près de trois semaines, en fait.
De son point d'observation surélevé, elle scuta les ruelles mal éclairées et, ne voyant qu'un chat noir traverser la rue, ventre à terre, fronça les sourcils avant de pénétrer dans son minuscule appartement. Elle lança un coup d'œil circulaire lorsqu'elle alluma la lumière, afin de s'assurer qu'elle était bien seule, et finit par accrocher son sac à main sur le porte-manteau près de la porte.
Complètement parano, ma pauvre fille !
Indigo se débarrassa de ses bottines d'un coup de pied, soulagée de libérer enfin ses orteils. La jeune femme ne fut pas étonnée que son chien, un gigantesque berger allemand au poil magnifique, ne vienne pas lui faire la fête tandis qu'elle passait le seuil de la porte.
Rex le T-Rex était bien trop occupé à ronger l'os à moelle qu'elle lui avait donné lorsqu'elle était rentrée en coup de vent pour avaler un restant de pâtes pour le déjeuner.
Elle se débarrassa aussi de sa veste. Trouvant que le porte-manteau était bien trop loin, elle la posa sur le dossier de l'une des deux seules chaises présentes autour de la table de la salle à manger. Salle à manger qui faisait aussi office de cuisine, d'ailleurs. Et de chambre. Et de hall d'entrée. Et même de débarras, à l'occasion.
Son appartement, un studio d'une seule pièce - mais qui était quand même une pièce bien trop chère pour elle - était situé au-dessus de la boulangerie, était très loin du luxe du quartier est de la ville. Pas de jardin où l'herbe était verte, arrosée et tondue avec soin pour la jeune femme. Ni de clôture à repeindre en un blanc lumineux lors de l'été. Pas de chambre d'ami, non plus. Ni de fleurs luxuriantes dans une jardinière accrochée sous son unique fenêtre au rideau de dentelle jaunie. De toute manière, elle n'avait pas la main verte et l'unique carreau était orientée plein nord, et seulement deux mètres cinquante la séparait de la maison des voisins. Pas de soleil, pas de place, donc pas de fleurs. Elle n'avait pas envie de les voir mourir.
Non. Rien de tout cela pour Indigo.
Juste une petite pièce à vivre qui l'étouffait et une salle d'eau miteuse avec un cabinet de toilette qui fuyait.
Exténuée, la jeune femme avança d'un pas las vers le sofa - qui lui servait aussi de lit - et s'y laissa tomber de tout son poids. Rex le T-Rex releva alors la tête de son repas et pencha son museau sur le côté en jappant. Malgré son envie de fermer les yeux, elle se redressa sur les coudes en lançant un sourire pas tout à fait crispé à son chien.
- Hey, mon beau. Ça va bien ?
Évidemment, il ne répondit pas.
Et tu t'attendais à quoi, exactement, ma pauvre fille ?
En ignorant ces pensées intempestives, elle secoua lentement la tête, les yeux rivés dans le vide.
Sentant probablement que sa maîtresse avait le moral à zéro, l'animal posa sa tête poilue sur son giron, expira bruyamment de l'air chaud par sa truffe et leva des yeux pétillants vers sa maîtresse. Celle-ci enfonça la main dans les poils soyeux de Rex, qui glapit en remuant frénétiquement la queue dans un nuage de poils.
Après quelques caresses, en ayant probablement assez, le chien releva vivement la tête, se remit maladroitement sur ses hautes pattes, donna une léchouille sur la joue de sa maîtresse et finit par bondir du canapé pour aller en direction de ses gamelles, posées sous la fenêtre.
Indigo entendit la langue de Rex entrer en contact avec l'eau et éclabousser le parquet terne. Elle soupira. Il faudra penser à aller éponger plus tard, sinon le parquet allait gondoler. Toutefois, elle sentit tout de même un sourire naître sur son visage ; Rex était tellement mignon. Énorme, certes, mais mignon comme tout.
Se rallongeant, Indigo ferma un court instant les yeux. Mais les rouvrit aussitôt, sentant que quelque chose n'allait vraiment pas.
Ce sentiment... celui d'avoir l'impression que des fourmis couraient sous la peau de sa nuque... elle l'avait bien trop ressentit ces derniers temps pour ne pas le reconnaître.
Alerte, elle s'assit d'un mouvement brusque, toute fatigue envolée, et examina la pièce de son regard acéré. Elle fronça les sourcils. Le seul bruit de la pièce était celui de la mastication de Rex, qui écrasait de ses dents ses croquettes. Étrange, elle ne voyait rien pourtant rien d'anor...
Son sang se glaça brusquement dans ses veines.
Là, collé à l'écran de télévision qui datait de l'époque de sa grand-mère, il y en avait encore un autre.