44. Je crois bien que j'ai passé toute ma vie en colère.

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Ce matin-là, lorsque Merle ouvrit les yeux dans sa chambre, ce n'était pas le matin

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Ce matin-là, lorsque Merle ouvrit les yeux dans sa chambre, ce n'était pas le matin.
Le réveil lui apprit qu'il était cinq heures de l'après-midi.

Ses horaires de tours de garde avaient été tellement chaotiques ces derniers jours qu'il avait fini par décaler complètement son rythme de vie en dépit du bon sens. Hazel, à l'inverse, avait repris des horaires de sommeil plus normaux, depuis qu'elle avait recommencé à travailler à la laverie. L'autre jour, ils s'étaient croisés à huit heures du matin : elle prenait son petit déjeuner, lui rentrait se coucher. Ils avaient ainsi pu partager un petit moment ensemble, entre deux blocs de vie quotidienne qui se croisaient sans jamais se percuter. Ce qui demeurait toujours aussi réconfortant, et pour l'un, et pour l'autre.

Hazel avait également retrouvé sa vieille habitude de venir lui tenir compagnie durant ses tours de garde. Elle l'accompagnait après le repas du soir, restait le temps de la soirée, ce qui était parfois une occasion de discuter ou juste profiter mutuellement de leur présence en silence, ou bien, quand d'autres gardes étaient là, de faire quelques parties de cartes si le temps le permettait.

Shumpert était progressivement en train de faire d'elle une joueuse redoutable.
Par un phénomène de favoritisme qu'il ne cherchait même pas à nier, il avait entrepris de lui enseigner toutes ses bottes secrètes et ses trucs de vieux renard des cartes à jouer, ceux-là même qu'il s'était toujours refusé de révéler à ses collègues; soit parce que lui non plus n'avait pas su résister au charme discret mais pénétrant de cette gamine tout à fait adorable, soit que l'idée de voir toute cette bande virile et fanfaronne perdre face à une fille de quinze ans réservée et confondante de timidité au point d'à peine oser s'asseoir sur une chaise qu'elle avait apportée elle-même, cette idée lui plaisait tout particulièrement. Ou peut-être que Shump', en accord avec une philosophie taiseuse et très personnelle, se disait que le double bénéfice de mener à la victoire une Hazel qui avait besoin de davantage d'estime de soi, et à la défaite des fiers gaillards souvent un peu trop sûrs de leurs capacités, était en soi un objectif louable.
Lui se contentait de dire qu'il avait tout simplement vu en sa jeune partenaire un talent dormant qui ne demandait qu'à éclore. Hazel, répétait-il modestement, était née pour jouer aux cartes, lui n'avait fait que les lui mettre dans les mains.

Et Woodbury avait vite appris, aux cours de ses tournois de tarot et de belote, qu'avoir face à soi un tandem formé par ses deux résidents les plus inexpressifs et taciturnes, n'était pas une mince affaire.
Hazel venait enfin de trouver un avantage véritable à sa tendance naturelle à arborer une figure perpétuellement rêveuse. Elle avait un don inné pour vider son visage de toute émotion, ses yeux gris aveugles perdus dans le vague, donnant l'impression d'être à moitié endormie, offrant à ses adversaires un langage corporel résolument impossible à déchiffrer. Et cela, Shumpert n'avait pas eu besoin de lui apprendre.
Mais le plus incompréhensible, ce n'était pas tant la poker face qu'ils avaient perfectionnée chacun de leur côté, que le duo redoutable d'efficacité qu'ils formaient. Personne n'avait encore réussi à percer à jour les codes et signaux qu'ils avaient définis. Pour un œil extérieur, il n'y en avait aucun, et pourtant, Hazel et Shumpert savaient toujours quelle carte l'autre allait sortir, et se concertaient mystérieusement pour les compter au fur et à mesure qu'elles sortaient.

La timidité des cimesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant