L'Épée de Damoclès - Partie 3

77 13 202
                                    

Shiganshina, 2 avril 852

Livaï but une gorgée de thé. Son activité favorite, et la seule à sa portée. Il aurait certes préféré faire le ménage avec ses quelques nouveaux subalternes qui le collaient dans ce réfectoire quasi-vide, mais son biceps encore et toujours douloureux le lui interdisait formellement.

C'était donc passif qu'il observait le grand Marlowe lire des papiers, assis de l'autre côté de cette longue table de bois. Celle-ci connaissait bien des jumelles, mais personne ne s'installait sur leurs bancs tristement éclairés par les rayons du soleil de fin de matinée. Personne, à l'exception de Kenny, qui s'était incrusté au Bataillon dès que les effectifs de ce dernier étaient partis.

Ce qu'il foutait là, le caporal-chef avait essayé de s'en carrer. Cependant, voir ce grand dadais affalé à quelques mètres, ses béquilles posées à côté, était une vision trop singulière pour qu'il l'ignore. Son visage triangulaire et ridé restait parfaitement impassible ; parfois, ses doigts venaient gratter machinalement la barbe rêche qui caressait ses joues creuses. Mais si le quinquagénaire tentait de garder une attitude désinvolte, ses petites prunelles égéennes le trahissaient cruellement.

Vides. Elles étaient simplement vides. Leur seule loisir était de fixer le journal rêche posé sous elles ; du reste, aucune émotion ne passait dans toute leur petitesse. Sérieusement... Les yeux clairs de Livaï le scrutèrent encore, descendirent sur les bandages blancs – et propres – de son poignet et de sa cheville, se fermèrent enfin.

Peu importe. Il attrapa sa tasse de sa main valide, et but une gorgée de thé. Celui de sa boutique, songea-t-il. Il se souvenait très bien de ce jour-là, où Marion et lui avaient brièvement esquissé une revanche sur le plan assez cruel de Hansi.

Danser, hein. Il avait cette activité en horreur ; toutefois, le jeu en avait finalement valu la chandelle. Tous deux avaient gagné un thé, Marion avait cessé de se morfondre pendant trois minutes, et il avait eu le luxe de voir Armin et Marcel valser ensemble.

Armin, qui était passé dans l'autre camp. Quelle mouche l'avait piquée ? « Ses parents étaient là », avait rapporté Annie. Son allégeance aux Murs était si faible que ça ? C'est d'Armin dont on parle. Je pensais pourtant que ce mioche en avait dans la caboche – et Erwin était du même avis... Dans son crâne apparut sa grande silhouette, pendue au bout de cette foutue corde ; ses dents se serrèrent d'elles-mêmes, une main se posa subitement sur son épaule, il se retourna d'un bond.

La douleur de son biceps arriva bien avant la vision d'un Kenny le surplombant de toute sa hauteur. Il se dégagea sèchement de sa poigne, pour lui servir une expression lugubre. « Me regarde pas comme ça », lâcha alors son oncle. Son ton traînant le cloua presque sur place.

« Fais gaffe à ta tasse, t'as failli la briser en deux. » L'intéressé plissa les paupières, mais jeta tout de même un œil au contenant. En effet, ses doigts s'étaient contractés dessus au point de la fissurer. Un lourd silence tomba sur le réfectoire ; il sentit le regard du futur commandant peser craintivement sur lui, puis retourner à ses affaires. Et puisque personne ne prenait plus la parole, Livaï retourna à sa boisson.

Ce fut sans compter le tueur en série, qui s'adossa lourdement à un poteau, dos à lui.

« Je t'ai connu plus bavard. » Quelques secondes sonnèrent, aucune ne répondit à l'aîné. Et ce mutisme vicieux s'insinua encore dans l'atmosphère de ce grand restaurant militaire aux poutres sombres. Les rayons chatoyants qui baignaient les dalles inégales, sur lesquelles avaient encore claqué les semelles de ses subalternes il y avait trois jours de cela, ne parvenaient même pas à contrer ce poids funeste.

ᴀʟʟᴇʀ-ʀᴇᴛᴏᴜʀ - ᴀᴛᴛᴀᴄᴋ_ᴏɴ_ᴛɪᴛᴀɴ&0.7[1] ⌜ᵗᵒᵐᵉ ⁴⌟Où les histoires vivent. Découvrez maintenant