Il me restait deux ans,entre mon arrivée dans ce centre et mon arrivée dans la Kolyma. Pourtant j'ai l'impression que mon récit s'achève.
J'y suis restée un an et demi et j'ai longuement fréquenté Irena là-bas, bien après que Lasse ait disparu.Ces moments où nous cohabitions toutes origines confondues, ont probablement été ceux qui m'ont aidé à ne pas totalement perdre foi en cette terre où ma petite soeur et mes parents n'existaient plus.
Mais pourtant le souvenir de ces deux est totalement vide tant le traumatisme qu'il cache est profond;ce qui s'est passé en cette fin d'année 1944 a dépassé tout ce qu'on peut imaginer.Je disais souvent que je m'en étais bien sortie. Bien sortie parce qu'un membre de ma famille,seulement sur les 4,avait survécu. Ce qu'il s'est passé là-bas,je ne pouvais plus y penser. Je ne pouvais plus le raconter, je pouvais seulement expliquer à Ponno la douleur que j'éprouvais et la quasi tendresse que j'ai éprouvé pour d'innombrables personnes que j'ai vu là-bas;ces souvenirs.
Nous étions 5 familles dans cette maison pour autant de nationalités,avec chacun son lit superposé attitré. Il y avait les lettones, nous deux, et leur grand protecteur russo - polonais qui par amour pour sa famille endurait la même chose que nous. La famille de celui-ci. Je n'ai jamais eu le sentiment d'aller assez loin dans le champ des possibilités offertes par cette demi-vie qu'en rencontrant la famille d'un bourreau. Comme si on avait rebattu les cartes du monde. Ils viennent de l'est de la Pologne, mais Lavra les aura mieux connu que moi. Je ressentais une immense solitude, malgré tout. Je m'excluais de leur couple, de leurs relations, de leur vie, par peur, et quant on a honte d'imposer sa présence, comment a-t-on pu réussir à se battre pour sa survie?
La première famille que l'on a rencontré venait elle aussi de l'est de la Pologne. De Lwow. Il avait des racines à Lwow le futur mari aussi, qui étaient ici depuis 3-4 ans et qui venaient seulement d'être réunis, avec nous sur leur chemin. Un père qui nous expliquait très calmement que c'était la troisième fois qu'il était déporté en Sibérie, ce qui faisait notre admiration, à Lavra et à moi, dont l'expérience, avant 1941, s'était limitée à avoir étudié un extrait du procès en cours. Une mère qui faisait la classe aux enfants du camp, où le russe nous rassemblait comme une utopie espérantiste, et c'était une voyante. Vous vous souvenez de ce qui s'était passé avec Lasse? L'une des premières interactions que j'ai eu avec lui,quand nous avions volé sous notre train, m'avait prouvé d'emblée que nous allions entrer dans un monde fantastique. Si on avait aboli la logique dans les relations humaines en considérant les nouveaux nés comme des criminels, on aboli les logiques de la physique aussi en détruisant les limites de la gravité et celles de la connaissance. Mara voyait l'avenir. On lui demandait quand est-ce qu'on allait être libéré?
-Il faudra attendre la mort de Staline!
-Parle plus doucement malheureuse!
-Oh mais moi je serais encore en vie,je ne risquerai rien. Je ne peux rien voir de ce qui se passera après ma mort et je ne sais pas quand je vais mourir. Là se trouve la limite de mon pouvoir.
Ces visions lui parvenaient somme toute,assez régulièrement. Elles ne lui servaient pas à fomenter un complot pour renverser le régime soviétique, mais elles nous étaient très utiles pour manger. Littéralement,avec elle les vaches étaient bien gardées. Ils ne mangeaient pas plus que nous, mais leur déportation avait eu lieu dans des conditions que je pourrais presque qualifier d'optimales. En pleine nuit comme nous, mais en hiver. Je l'enviais soudain de ne pas avoir dû souffrir ces wagons en été. Elle savait quoi prendre dans ses valises. Elle savait ce qu'il se passait, où ils allaient. Elle avait compris. Et le froid ne semblait même pas la déranger. S'il y avait une famille sur les cinq dont tous les membres pouvaient survivre même le bébé c'était bien celle-là.
C'était des juifs et ils cohabitaient avec des allemands. Malgré cette condition difficile, les deux prétendaient avoir eu une vie paisible et tranquille. C'était une famille allemande, et donc la famille juive avait l'air de se venger constamment d'eux, mais avec beaucoup d'ironie. Bon on sent venir les explications maladroites, je vais retenter de vous expliquer. Il ne s'agissait pas de leur voler leurs rations de pain, parce que oui je n'ai mangé que du pain pendant toutes ces années, regardez-moi , il ne s'agissait pas de fermer la porte quand ils rentraient tard du travail, de les laisser mourir dans la glace, se rangeant ainsi du côté des bourreaux et donnant raison à la propagande germanique. Ils nous racontaient leur histoire. Parce que le truc , c'est qu'ils auraient pu rentrer dans leur pays. Avoir le privilège de trouver refuge dans les jupons d'Hitler.
Mais ici c'est chez eux. La famille allemande avait deux fils de l'âge de Iaakov , indication un peu inutile puisqu'il ne me semblait pas avoir rappelé son âge - 4 ans en 43- deux petits garçons et leurs parents. L'un est né en 1940 et l'autre en 1938. Le premier s'appelait Thomas et le second Ernest. Les parents étaient allemands, tous les deux, leur nom de famille c'était Gïenenmercht, je n'ai aucune idée de comment ça s'écrit mais c'est comme ça que je l'avais entendu. Quant à la savoureuse revanche des juifs polonais, qui avait plus de raison que les autres de leur en vouloir, et qui avait l'assentiment de la famille de la belle-mère polonaise, c'était de leur apprendre des chants bien de chez eux, à leur gosse. Dans ce monde de fous, cette colocation improbable me laissait planer de bonheur. Et au milieu de tout ça on s'en sortait bien. Letton, ça apparaît finalement comme une origine assez consensuelle. Personne ici n'avait vu de letton avant nous, même le padre Mileskovitch pendant ces divers exils sibériens. On pourrait nous comparer à des animaux de compagnie en voie de disparition, ce serait pareil.
La 4ème famille c'était des russes. Oui, des russes. On peut trouver ça curieux de ne pas vouloir se laisser aller à une haine ethnique parfaitement justifiée, comme on me le fera remarquer plus tard, un couple avec un enfant en très bas âge. C'était sensé être la pire région des goulags, mais les enfants survivaient bien ici. Ces russes et ces allemands connaissaient le froid, ils connaissaient les privations. Les allemands n'avaient commis aucun autre crime que celui d'être des volksdeutsch, le couple Arnosky avait fait une grosse bêtise pour mériter ça. Je n'avais pas de raison de détester les russes. Nikolaï malgré ses origines polonaises était politiquement, ethniquement, visiblement, un russe. Les Arnosky avaient donc un fils de six ans, Vladimir Vladimirovitch.
La cinquième famille était finlandaise, et plus précisément finnoise. Il y avait aussi des suédois en Finlande, comme la famille de Lasse, mais eux c'était de fiers représentants de l'ethnie finlandaise. On les imaginait mal être déportés eux aussi. On les imaginait plus puissants alors qu'ils n'étaient pas indépendants depuis beaucoup plus longtemps que nous. Dont une femme que l'on a aidé à accoucher.
Un évènement qui méritait que je le raconte. Je ne sais pas comment cette femme a pu tomber enceinte. Déjà ils ont été discrets au lit, ou alors Susana s'est faite violer. Mais je ne voulais pas imaginer cette scène impliquant cette femme au visage de souris. Je me souvenais encore de ce qui était arrivée à ma mère...Ou de ce qui nous arrivera à nous. C'est ça le vide Penne;c'était à ce moment là que le vide se fut. A l'issue du procès qui nous ramenait à Trofimovsk nous condamnant tous les trois à mort.
Et pourtant on a assisté au spectacle le plus rempli d'espoir qui soit,un nouvel enfant qui survit. Nous étions sortis renforcer de l'expérience avec les jumelles. On a vu un bébé naître ici et survivre. Sans m'expliquer pourquoi j'aimais sincèrement tous ces gens. Les entendre rire, les entendre pleurer était tout sauf dénuer de sens. Leurs larmes d'émotion quand le gosse est né c'était les miennes. Les larmes de soulagement quand on a vu que Susie un mois après était toujours vivantes c'était les miennes. La douleur de voir le couple d'allemand assassiné après qu'ils aient été pris pour le vol d'un gâteau qu'ils avaient décorés d'un paix en 1944, tout cela était collectif. Deux ans de sursis qu' on a détruit. On s'était demandés au bout d'un certain temps, vers février 44, bien au chaud aux confins d'une union soviétique qui triomphait d'un nazisme dont je n'avais jamais vu la couleur, et dont par pitié humaine je n'attendais rien, si on pouvait dire que tout allait bien. Si c'était crédible, si c'était sérieux, et j'opinai distraitement. Qu'importe les mines, qu'importe la douleur physique omniprésente, qu'importe le fait d'avoir survécu à des enfants innocents et à une sainte comme ma mère. Les gens autour de nous débordaient de bonté et on s'alliait passivement face à l'ennemi commun. Je ne pouvais détacher mon regard de l'horizon où se trouvait ma cousine et meilleure amie, Morgana.
J'étais partie depuis bien trop longtemps. En fait,cet entretien avait commencé depuis moins d'une heure et je devais déjà me rendre aux toilettes. Encore un des aspects . En fait,je voulais surtout observer mon bas-ventre dans ce miroir pour mieux me rendre compte de ce qui s'était passé. Je me suis regardée dans le miroir,n'ayant plus aucune pudeur avec moi même. On me l'avait dit, que c'était très bien dessiné malgré la crasse ambiante qui régnait dans cet endroit. Et ça piquait,ça piquait fort. Je me suis assise sur ce confortable siège bleu marine et je me suis regardée. Malgré tout je pensais être celle qui avait le moins souffert. Je n'imaginais pas autre chose pour ces filles là-bas,qu'un destin similaire au mien.
Tout cela eut lieu en décembre 1944, alors que cela allait bientôt faire deux ans que j'avais perdu ma petite soeur . Je les ai donc vu une dernière fois sans le savoir, sans avoir une idée de ce qui arriverait. Les dires de ma mère se vérifiait. Ceux qui passaient le premier hiver survivraient encore longtemps. Nikolaï fut le seul à avoir pu dire adieu aux parents et aux frères de sa mère, qu'il s'agisse de vrais gens ou de tombes anonymes. Je regardais la mère finnoise au visage de musaraigne avec son bébé dans les bras,ses cheveux très noirs qui lui arrivaient en bas du dos et qui ne paraissaient pas très long malgré ça et son mari qui avait le physique le plus européen que j'ai vu,qui nous faisaient un petit signe de la main. Ils allaient bientôt rentrer nous assuraient ils.
-Vu l'avancée de la guerre il me semble que c'est possible.
Je ne pourrais en dire autant de la famille de Vladimir Vladimirovitch. Il avait sept ans et il ressortait de probables origines asiatiques du côté de sa mère. Les cheveux lisses,les yeux marrons et en amande, ça laisse peu de place au doute et quand on vient de Sibérie, c'est logique quelque part. C'est eux qui m'inquiètent. Leur fils était né ici. Peut-être qu'eux aussi et ils ont inventé cette histoire de punition pour nous amadouer.
Quant aux allemands je n'ai aucun moyen de vous expliquer ce qui a bien pu leur arriver. On sait qu'ils ont été libérés et que les enfants sont rentrés. Mais je ne peux plus faire autrement aujourd'hui que comprendre qu'ils ont été tués.
Et puis il y avait Irena. On aurait pu devenir de vraies amies, avec Irena. Elle avait 19 ans quand je suis partie, Wanda dix et Iaakov cinq. Mais notre destin nous a séparé à nouveau. Il était temps de partir mais pas le temps de mourir. Ils avaient besoin de main d'oeuvre et les pires camps de Sibérie on avait connus.
Mais on n'avait pas attendu la vraie horreur. Celle qui achève votre volonté et vous empêche pour de bon de vous accrocher à la vie,celle qui vous fait regretter de ne pas être mort.
Oh,Penne,Penne...