Chapitre 36B:1942.

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Je ne pensais pas que le temps passerait si vite.J'avais cette merveilleuse année impression de prendre mon destin en main,et de pouvoir passer un réveillon un peu plus paisible que ce qui a précédé,lorsque l'un des gardes me bouscula.Ils me demandèrent de revenir chanter pour eux plus souvent.J'y gagnerais beaucoup.J'aurais aimé leur pouffer de rire au nez,j'aurais tellement aimé les renvoyer vertement et leur dire même pas en rêve.Malheureusement,ils ne me laissèrent pas le choix.De choix je n'en avais aucun.Fort heureusement je n'étais pas seule,et Lasse qui était avec moi m'enjoignit d'obéir.Ce fut alors,dans ma tête,comme une panique générale.J'ai couru,poussée par un sentiment d'urgence,jusqu'à ma geôle,me suis mise à sauter sur mon lit de paille,déclenchant les railleries de Jona,et j'ai fait semblant de tomber d'épuisement.Je ne voulais pas parler de ce qui s'annonçait être une terrible nuit.J'allais être la seule déportée.Ils allaient boire plus que de raison,et je ne tenais pas à me retrouver,au milieu d'hommes ivres,en étant de plus la seule femme.Mais bien entendu,comme je ne suis pas très courageuse,je n'ai pas resisté très longtemps avant de tout conter.

-Justement,a fait Lavra,pour cette nuit là,j'ai des heures de travaux.Il s'agit de mon châtiment pour avoir voulu organiser une réception pour le changement d'heure,croyant que je devais bien manquer d'occupation pour avoir le temps d'organiser tout ça.Il ne faut pas que nous ayons le temps de nous voir.

Soudain,quelques coups annonciateurs d'espoir se firent entendre à la porte.Ils étaient doux,il devait s'agir d'une forme de vie alliée.

En effet,il s'agissait de Lasse.Il avait soulevé la clenche en bois sans difficulté,clenche qui semblait bien superficielle sur cette cabane brinquebalante.Il m'a entraînée discuter dehors,derrière la cabane,là où on voyait l'immensité et le vide qui me maintenait prisonnière.On ne le voyait même pas d'ailleurs,même cette efficace barrière de protection contre la fuite ne faisait pas la grâce de se montrer.La neige tourbillonnait.Son gémissement était très artistique.J'ai un instant repensé,je ne sais pas pourquoi,sans doute parce qu'on était dans le jardin,au jardin de la maison,à l'arceau du puit enroulé de clématite et aux parterres de milliers de lys et de milliers de glaïeuls.

-Lana,à ton avis,quel est la langue que le NKVD aime le moins?Moi je crois que c'est l'anglais.

-Alors ça,je ne le sais pas encore...

J'ai dit encore,car je pensais qu'à la fin de ma détention,je connaîtrais par coeur le NKVD et leur festival de détestation.

-L'anglais!

-Ok.J'espère donc de tout coeur que tu ne me proposeras pas de chanter en anglais pour eux.De toute façon,ils me donneront des textes à chanter.En attendant,je n'espère pas qu'ils m'interdiront la musique russe.Ni la musique lettone.Dans les deux cas,c'est la musique par excellence.

-Il te reste la musique allemande.

-C'est celle de l'ennemi!

-De toute façon,on est tous les ennemis des russes.

Au fur et à mesure qu'il parlait,j'avais l'impression de voir le monde par ses yeux.Par les mêmes yeux.Il pouvait déformer la réalité,la malaxer juste pour mon bon plaisir,si il croit que je ne suis pas assez forte pour l'affronter finalement.Pour lui,il suffisait d'imaginer.Pour moi,il suffisait de chanter.

Donc,la nuit du 31 décembre au 1er janvier,je me suis présentée au bureau du kolkhoze.30 minutes en retard.Le feu brûlait toujours.Le portrait de Staline était toujours là.Avant de sortir,j'avais jeté un dernier regard à Lasse.Il me leva son pouce en signe d'approbation,d'encouragement complet.Les trois autres filles de ma famille,était serrée en une forme loqueteuse et miséreuse,comme sur les vieilles gravures britanniques que j'ai étudiées au collège.Elles se dressaient dans l'embrasure vaguement lumineuse de la porte,déprimantes figures d'oubliées de la Saint Sylvestre.

Les soldats,clairement non.Même si ça doit pas être très marrants d'être loin des femmes qui ont osé signer un contrat de mariage avec eux,ils ont compensé en se bourrant de leur alcool national.Peut-être qu'en échange de mon travail,que je n'avais aucune envie d'accomplir,j'y aurais,moi aussi,droit.

Si je pouvais effacer ce dur moment de ma mémoire,croyez que ça serait déjà fait.Mais j'imagine que vous ne voulez pas que je le fasse.Vous avez l'air d'être l'une des rares personnes au monde à me laisser témoigner et même,à vouloir que mon témoignage dépasse les portes de ce bureau.Comme je vous en suis reconnaissante,je vais me confier.

-Vous ne disiez pas que personne ne devait être au courant?s'étonna Penne.

-Ce n'est même pas ça,j'ai répondu en soupirant.Je n'ai pas envie que tout le monde sache à quel point j'ai été malheureuse.Mais je suis un destin représentatif de ma communauté.

-J'aime bien votre phrase pas naturelle du tout je la note.Il s'est passé quoi au bureau du kolkhoze?

-J'ai vécu une pure illusion de peur pendant tout ce temps;Ils m'ont fait un clin d'oeil,ils m'ont demandé si je connaissais des chansons à boire,et j'ai répondu,bien obligée,par la négative.Ils m'ont dit que ce n'était pas grave,qu'ils allaient m'en apprendre.C'était surréaliste!Purement kafkaïen!

J'ai donc,par prudence,fermé les yeux sur ce bas monde.Je ne me sentais pas prête à voir cette bassesse humaine,je ne me croyais même pas au-dessus de tout cela.Il me faudrait un pont qui mène aux étoiles.

Et j'ai chanté la dernière musique de la dernière fête.Lorsque je finis de chanter,j'ai réouvert les paupières.J'étais une minuscule araignée au milieu d'une soirée organisée par des bipèdes arachnophobes.Sauf que mon horizon ressemblerait plus à une exécution d'une balle dans la tête dans une fosse commune qu'à un écrasement dans un mouchoir de poche.

Je me suis retrouvée,sans pouvoir ouvrir la bouche,brinquebalée entre des colonnes de fêtards alcooliques,qui devaient prendre des forces avant de jouer les sadiques.J'étais,comme disent les nippons,un baton de bois qu'ils se lançaient.Mon maquillage,que ma soeur avait eu la bonne idée de m'appliquer sur le visage,coulait légèrement quand j'ai réussi à fuir,au moment où ils ont voulu que je pisse dans une bassine.Je suis passée par la cave,où il ne restait presque plus de bouteilles et donc presque plus personne.

Dehors,dans un froid brûlant qui tranchait radicalement avec l'ambiance étouffante de la pièce,le chemin de terre givré se transformait sous mes yeux prêts à s'émouvoir un ruban d'argent.J'avais envie de souhaiter une bonne année aux gens,mais je craignais que cela sois vide de sens.J'étais honteuse,salie,terriblement honteuse.Je voulais,pour être heureuse,être le plus loin possible de ces gens là.Vivre dans ces conditions là,même si c'est loin d'un père dont j'ignore tout du destin,ne me coûterait pas si j'étais loin d'eux.


Ils sont repassés le lendemain,et pour me remercier de leurs services,j'eus droit à tirer dans l'air immense de grandes volutes de fumée de cigarette.Mais j'obtiens une autre source de satisfaction.Des paroles d'une merveilleuse mélodie qui me vinrent à l'esprit:

Mēs piederam pie gaismas mēs piederam pie pērkons ...

Mēs pieder skaņu vārdiem

Mēs esam gan samazinājies zem


Les bourgeons de la Haine [Between shades of gray fanfic]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant