Partie 94 - Chapitre 20 : Violet héliotrope

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Chapitre 20 : Violet héliotrope

Louis de Rochebrisée entra dans l'immeuble. De son cabinet, il avait marché jusqu'ici, incognito, sans voiture ni canne ouvragée. Il avait humé l'air des faubourgs, chargé de fumée et de misère, lourd de tensions nées de souffrance.

La conciergerie était entrouverte ; le froid s'y introduisait. Sophie lavait la vaisselle. Il frappa à la porte d'une main dégantée, et se glissa dans l'entrebâillement :

- Ne vous dérangez surtout pas, gente dame, je ne suis à mon grand malheur que de passage, prévint-il alors qu'elle se dirigeait pour l'accueillir.
« J'ai cru comprendre que Maria habitait en ces lieux.

Cette expression, ces habits, cette façon de parler, Sophie devina immédiatement de qui il s'agissait.

- J'aimerais savoir où elle se trouve en ce moment, demanda-t-il en pénétrant finalement.
« Elle a oublié quelque chose sur mon bureau, et je désire le lui remettre en main propre.

- Vous essayez de prétexter, Monsieur de Rochebrisée, que vous êtes là uniquement pour ça ? répliqua Sophie, espiègle.

Il sourit, amusé.

- Bien sûr que non. Je suis venu voir de mes propres yeux si elle a été capable de faire ce qu'elle m'avait annoncé, admit-il.
« Où est-elle désormais ?

- Je l'ignore ; vers l'Est ? vers le Sud... ? J'imagine qu'elle ne reviendra pas vivre entre ces murs, ou sinon occasionnellement.
« Elle est partie à la suite de votre échange ; elle n'a rien emporté... elle a même abandonné ses travaux dans la cave.

Ainsi le gamin n'avait pas menti ; il avait mérité sa pièce.

Sans être effaré, Rochebrisée demeurait très surpris que les mots que Maria avait eus en sa compagnie eurent été suivis d'actes. Elle qui semblait lors de leur première rencontre si aspirante à l'inaction, quitte à en payer le prix fort, comment avait-elle pu sortir de ce tourbillon ? Si peu échappent à la résignation...

Attaqué par un spasme soudain, il obliqua brusquement la tête ; ses pupilles se perdirent dans le tableau. Tout le monde regardait ce tableau. C'était Sophie qui l'avait peint. Il était tout ce qui lui restait d'un passé lointain. Sa dernière œuvre, signée du mois de mai ; les ultimes espoirs avant que ne mourût et s'évanouît le printemps... Après cela, elle avait arrêté la peinture. Elle n'avait jamais vu la mer.

- Magnifique... magnifique, répéta l'homme d'affaires.

- Je pense qu'elle a raison ; quant à moi, je n'en suis plus apte, dit Sophie en observant un instant son tableau.
« Je suis heureuse qu'elle ait réussi, c'est ce qui importe.

Autrefois, dans une vie antérieure, elle aurait aimé voyager... mais l'envie s'était effacée.

Rochebrisée attrapa une chaise pour s'asseoir, il s'en excusa ; il avait besoin de se reposer les jambes.

- Ne songez pas que je sois ici empli de méprisantes intentions. Je souhaitais nûment savoir.
« Je croyais la connaître et... je me suis trompé sur elle.
« Elle a fait son choix, je ne m'y opposerai pas ; je n'en ai simplement pas le droit...
« Toutefois, évidemment, je compte garder et défendre mes propres intérêts si elle s'avisait à les compromettre.
« En réalité, (il sourit faiblement) je suis ravi pour elle.

Il s'autorisa une pause ; sa vue balaya lentement la salle et s'immobilisa sur Sophie qui essuyait à nouveau les couverts. La concierge déposa une fourchette et se retourna vers lui.

Il se redressa sur son siège, ferma les paupières à moitié comme s'il s'apprêtait à avouer une chose qui lui tenait profondément à cœur. Il souffla calmement :

- Je suis de ceux qui estiment qu'un grain de sable peut bloquer une machinerie entière, et qu'un petit engrenage bien situé en doublera l'efficacité.

La Couleur Inconnueحيث تعيش القصص. اكتشف الآن