Partie 26 - Chapitre 6 : Améthyste

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Chapitre 6 : Améthyste

A l'Ecole, Maria fut ravie : les couloirs étaient déserts et aucun de ses collègues ne la vit.

Dans le bureau de l'administration, elle eut la chance d'obtenir le créneau qu'elle souhaitait : demain, à la première heure. Beaucoup ne seraient pas prévenus, cependant le temps était sa contrainte prioritaire.

Dans la nuit, piétinant les lattes de sa chambre, elle prépara son texte, le récita à maintes et maintes reprises jusqu'aux primes lueurs du matin. Son chignon tenait toujours, alors elle partit, sans même s'arranger. Le trajet ne serait pas long, une petite cinquantaine de minutes seulement.


Elle arriva dans une rue qui jouxtait la façade de l'édifice. Elle leva les yeux.

Dans le ciel de l'aurore, parmi les dégradés d'orange chatoyant et de bleu rosé, une montgolfière indolente la survolait. Un vent doux se mit à souffler.

Un feu neuf, régénéré émergea de la surface ; il illumina les pierres de la cité d'une brillance dorée, d'une beauté dont la rareté et la fugacité accroissaient le charme.

L'Ecole n'était pas le bâtiment le plus admirable de la capitale, loin de là ; hier, il lui était apparu triste et fade, mais en cette matinée, sous pareille exposition, il s'était métamorphosé en un palais somptueux, royal, céleste. Quelque chose de grand, de superbe, de sublime flottait dans l'air ; parfum délicat.

Sur les vitres désormais d'airain, le profil de Maria se dessinait, éclatant. Elle était comme ces princesses qui, après avoir abondamment voyagé et appris, retournent dans leur demeure d'or et de lumière pour leur consécration.

Aujourd'hui était son jour.

Elle posa la main sur la poignée ; à ce moment, le soleil naissant décida brutalement d'éclairer la Terre de couleurs banales, privant ainsi au lieu son éphémère majesté. Les illusions de Maria se brisèrent aussitôt, son assurance en fut fortement troublée ; figée, à deux doigts d'entrer, elle était en l'espace d'un instant devenue lamentable. L'angoisse surgit : « et si... ? » Ses tempes battaient à tout rompre, elle tremblait ; elle était soudainement noyée dans une mer d'eau glacée et, la seconde suivante, elle brûlait sur les sables du désert.

Elle se ressaisit un peu, suffisamment pour se donner la force d'ouvrir la porte.


Le hall était vide, silencieux. Allait-elle se retrouver avec aucun auditeur ? Sa peur se mua en panique. Elle se traîna, brusquement épuisée, jusqu'à l'amphithéâtre où se tenait traditionnellement les symposiums et autres congrès. C'était sa responsabilité de leur présenter l'Ignotum et il fallait qu'elle se décharge de ce poids.

Elle s'assit à la place du maître de conférences.

Contre son crâne, un long tableau saupoudré de craie ; des formules mal effacées y transparaissaient. Devant, quatre escaliers destinés à installer efficacement sur de multiples sièges en bois ceux qui venaient assister. Ce décor aux maintes rangées demi-circulaires plongeait sur elle, menaçant.

Incessamment, priait-elle, bien qu'appréhendant ce moment, ils seraient tous à contempler, en contrebas, les petits grains d'Ignotum disposés sur la table. Ils la dévisageraient, la jugeraient... une partie d'elle désirait fuir, mais elle devait en finir. Elle serait bientôt soulagée.

Elle patienta, les pupilles fixées sur une nervure du bureau. Elle récitait encore et encore dans sa tête le discours ; elle cherchait dans cette musique la confiance apaisante du par cœur ; sa détresse en fut paradoxalement accrue.

Le temps passa, sans qu'elle pût en mesurer l'étendue.


Elle releva la figure.

Une trentaine de scientifiques s'était implantée, de modestes groupes sporadiquement dispersés. Elle ne les avait pas entendus, pourtant la plupart ne se privaient pas de discuter à haute voix. Descendants bruyamment les marches, de nouveaux arrivants se déversaient dans les rangs, toujours plus nombreux.

A sa droite, un peu à l'écart, elle les reconnut. Deux de ses confrères d'autrefois s'étaient attablés à la seconde ligne, et juste derrière eux, trois de leurs camarades avec qui elle avait aussi collaboré. Impertinents, ils formaient un clan excessivement bavard, tapageur ; les deux premiers lui tournaient le dos pour mieux converser avec leurs partenaires. Maria les fusillait discrètement du coin de l'œil : qu'ils n'osent espérer recevoir un seul regard de sa part !

Il manquait curieusement une personne parmi eux, une personne dont l'unique pensée donnait la nausée à Maria. Agressif instinctivement et répugnant à la constatation qu'elle avait retiré le corset une fois ses études terminées, c'était lui, leur Grand ami, qui avait poussé Maria à bout. De l'ensemble des réflexions et des accusations qu'on lui avait adressées en ces lieux, les siennes avaient été les plus violentes et les plus haineuses. Il n'hésitait pas à entraver et anéantir consciencieusement les expériences de Maria aussitôt qu'elle sortait de l'atelier. Eux, continuellement, le soutenaient, et parfois l'imitaient, pareils à des enfants qui singent le petit chef de la bande. Il était exaspérant, insupportable ; elle ne s'était pas abaissée à son jeu ; elle avait claqué la porte. Il était alors resté là, au milieu de son dégoût, à proférer des insultes, comme un chevalier déchu observe, cloué au sol par le poids de son armure, son adversaire victorieux quitter la joute.


L'amphithéâtre était désormais suffisamment rempli et, depuis une poignée de minutes, les battants s'abstenaient de pivoter.

Ces gens ne connaissaient nécessairement rien de l'Ignotum : levés trop tôt, ils n'avaient pas encore vu les journaux. Cette idée la rassura un instant. Cependant ils s'étaient déplacés en nombre, c'était relativement étonnant ; peut-être prenaient-ils ce temps sur leurs heures de travail...

Maria se dressa et leur demanda gentiment de lui prêter attention. Lentement et progressivement, le brouhaha diminua. Lorsque le silence engloba pratiquement la salle, elle débuta son monologue.

Dès les premiers mots prononcés, l'immense partie de son angoisse s'évapora : la mécanique était lancée.

Elle débitait, sa parole était lourdement académique. Au préalable, elle se présenta, précisa clairement, avec un soupçon d'orgueil forcé, qu'elle était jadis membre de l'Ecole. Ensuite, très conventionnellement, elle commença à parler de l'Ignotum, suivant scrupuleusement les précautions d'hypothèses et détaillant avec minutie les conditions et instruments utilisés. Les particules d'Ignotum, elles, demeuraient cachées par un linge sur le bureau, ainsi que le voulait les règles classiques d'une conférence.

Elle n'eut pas l'occasion d'annoncer ses constatations que déjà des chuchotements s'élevaient. Les murmures naquirent d'abord autour de ses anciens collègues, puis cette peste se propagea rapidement à travers l'hémicycle, par foyers de contagion. Les voix graves, masculines venaient jusqu'à étouffer la sienne. Ils retombaient dans l'indiscipline ! Plusieurs, ennuyés, partirent chercher de la lecture ; d'autres posaient sous leur figure un béret et s'assoupissaient. Les deux garnements se retournèrent pour s'esclaffer. Comme auparavant, pensa-t-elle, elle rencontrait le même irrespect.

Elle se trouvait face à ce dont elle avait tellement peur. Si préparé et poli était son propos, il n'était pas assez efficace pour les intéresser. Sa rigueur formelle, scientifique pourtant, les rebutait et ils n'effectuaient aucun effort de leur côté. La situation lui échappait.

La Couleur InconnueWhere stories live. Discover now