Partie 17 - Chapitre 3 : Azuré

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Elle reprit ses esprits, se tourna vers Sophie et, étirant les bras comme embrassant la Terre entière, déclama :

- Je suis née dans un pays où tout ce que je vois ici serait le rêve le plus doux.
(S'appuyant d'une main sur le plateau, dessinant de l'autre de vagues contours et fixant les iris de Sophie).
« La mer qui borde ce royaume au Nord est hostile et morne... furieuse lorsque le vent y souffle en de sombres tempêtes si violentes qu'elles brisent les robustes équipages et envoient par le fond leurs fiers navires.
(Se projetant contre le dossier de la chaise, imprimant les paumes à plat sur la table, l'air horrifié).
« Dans les terres, le froid est perçant, les hivers fendent les pierres, et les gels, jusque dans les courts étés, ravagent les cultures jusqu'à la racine. Les hommes y vivent mal et peu, rien n'a changé de leur condition en cinq cents ans et, souvent, ils disparaissent sans avoir rencontré un manuscrit de leur vie.
« J'étais condamnée à ce servage perpétuel.
(Soudain moins théâtral).
« Ma mère... et deux de mes sœurs n'en ont pas supporté les rigueurs.

Elle avait eu un pincement au cœur ; elle n'avait pas imaginé que dans une tirade ainsi jouée se remémorer d'elles lui serait aussi douloureux après tant d'années ; c'était si loin, elle était si jeune. Pourtant, maintenant, des souvenirs très précis lui revenaient. Elle remarqua qu'elle n'avait à aucun moment parlé de ses parents et de sa fratrie depuis qu'elle les avait quittés, pas même à Sophie. Cette dernière l'observait désormais attentivement, la pupille triste et empathique.

« Je... je... je... je les ai vues s'estomper, progressivement... Elles avançaient pareilles à des ombres, sans plainte, le visage voilé... Elles dépérissaient sous le poids de leurs fers... elles ont fini par s'effacer...
« Mais j'étais trop immature pour m'en apercevoir, trop égoïste pour les comprendre.

(Elle se ressaisit).
« Je ne pensais qu'à une chose : j'avais soif de connaissance, et j'étais prête à d'immenses sacrifices pour y arriver.

« J'ai eu de la chance dans ce malheur. Le curé du village a décelé en moi cette volonté... Un jour, il m'a raconté qu'une fois, se promenant dans les champs, il avait croisé un tendron pas plus haut que trois pommes et que, sitôt il l'avait salué, cette gamine n'avait cessé de le questionner « de quoi la terre, les arbres et le ciel sont-ils faits ? »
(Elle sourit).

« C'était un passionné de savoirs et d'humanités au sens large ; toutefois, avant sa naissance, son destin avait été scellé. Ecclésiastique, il ne pouvait qu'être ; ecclésiastique, il devint.

« Il me prit sous son aile. Avec le recul, je me dis que peut-être il avait trouvé en moi ce qu'on lui avait toujours interdit : une enfant...
« Il enseigna à la petite fille que j'étais à lire, écrire, compter. Il m'initia aux rudiments de plusieurs langues. Il me montra des volumes qui relataient les prouesses de l'homme, les animaux incroyables, les mystères de l'univers. Je les emportais et les dévorais sur la route aussitôt. Parfois, je délaissais pour eux, en secret, le travail des labours, ignorante des drames qui s'orchestraient autour de moi. Puis, je les lui ramenais et nous en discutions, et, pour fermer la boucle, je lui en demandais de nouveaux.
« Il a senti que ça ne me suffirait pas. Il avait dans sa paroisse une autorité souveraine ; il l'utilisa.

(Se rapprochant de Sophie, les coudes sur la table, poings contre les joues, les yeux baissés).

« Alors, à mes quinze printemps, j'ai prononcé les adieux à mon père, à mes frères et à ma benjamine. Ce fut tellement rapide... jamais je n'aurais imaginé les abandonner si tôt...
« Cependant je n'ai pas hésité un instant ; j'ai saisi l'occasion. Je savais que je devais l'accomplir et, à vrai dire, si découvrir le monde extérieur me réjouissait, l'idée d'apprendre la science dans une école me rendait extatique.
« Ma famille avait bien voulu ; derrière leurs larmes inavouées, ils étaient véritablement heureux...

« C'était la dernière fois que je les voyais.
(Elle soupira).

« J'allais entamer un long trajet avec seulement, je pensais, de maigres économies, quand je remarquai, dans le livre que le curé m'avait offert en guise d'au revoir, assez d'argent pour payer mes frais de scolarité et l'ensemble de ce dont j'aurai besoin pour de nombreuses années !
« Et je suis partie ; un voyage vers le progrès social et la technologie, plein cap sur la modernité.
« Au bout d'interminables semaines, j'arrivai au terme de mon périple. La patrie de la liberté me tendait ses bras, mère réconfortante. Elle promettait de me traiter en égal.
« C'est dans cette euphorie que nous nous sommes rencontrées.
(Elle sourit).
« Je parle avec plus d'aisance aujourd'hui, un peu moins d'accent et de fautes ! Je n'ai pas changé de chambre ; la moins chère, la plus petite, soit... !
(Levant le visage au ciel, en direction de son lit).
« ... Mais je l'aime et je n'ai pas envie de plus.

(Le regard revenant sur Sophie).

« A l'étude, la tâche fut ardue, à la mesure de mon retard ; pourtant pour rien sur Terre je n'y aurais renoncé.
« Dix ans après, j'achevais ma thèse. Un recruteur m'a proposé, avec un impressionnant salaire à la clé, de pratiquer mon métier à l'étranger. J'ai refusé. Je n'ignorais pas que dans le pays qui m'avait accueilli les chercheurs vivotaient dans une misère financière et matérielle, proportionnelle à leur faible reconnaissance... et davantage encore pour les femmes, malheureusement... Néanmoins, c'était mon pays, celui qui prônait haut et fort les principes universels d'égalité, de fraternité et de liberté.

« Toutefois...

La Couleur InconnueWhere stories live. Discover now