Partie 37 - Chapitre 9 : Neige

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Les ombres s'étiraient à une vitesse fantastique et, avant que Maria n'eût pu s'en étonner, la ville fut recouverte d'une nuit sans lune ni voûte étoilée. Ici, à côté des rares lampadaires, nulle peinture à l'Ignotum n'éclairait faiblement les murs.

En cette fin d'hiver, le froid n'abdiquait pas, l'air était glacial, le vent soufflait dans les rues en bruyantes rafales ; il portait avec lui de minuscules et innombrables lames qui lui poignardaient inlassablement la peau, comme si le ciel la punissait de crimes dont elle s'ignorait coupable.


Elle arriva devant l'immeuble et s'engouffra dans le hall obscur ; la timide hausse de température ne réussit sur l'instant qu'à redoubler la douleur de sa chair agressée.

Alors qu'elle restait au milieu de l'entrée, Sophie ouvrit la porte et lui suggéra dans un sourire chaleureux de la rejoindre.

Maria demeura une seconde immobile ; elle avait la curieuse sensation d'avoir déjà vécu ce moment. La remembrance était vague, décolorée, arrachée de l'époque où elle était née.


Sophie dans l'encadrement, joyeuse, baignée de lumière, et elle avec le pain, parmi le gel et les ténèbres.


Elle lui donna la miche en s'excusant de son retard, ce qui fit rire Sophie. Et à nouveau, cette réminiscence, l'empreinte du passé oublié.

Elle obéit, s'assit dans la cuisine, et ces mystérieuses impressions disparurent.

En soupant, Maria raconta les transformations de la capitale ; Sophie écoutait attentivement, cependant aucune surprise n'anima son regard : son amie ne lui apprenait rien.


Après-manger, Maria se dirigea dans le couloir, pénétra dans la chambre et trouva la famille de rats au complet dans la grande cage d'acier. Elle ne les avait pas revus depuis longtemps. Cliquetis leva la tête énergiquement et, sans le moindre effort, se dressa sur ses deux pattes arrière pour mieux observer ce qui allait lui être servi.

Tandis que les animaux se nourrissaient, Maria pensa à ses parents si éloignés dans l'espace et le temps, à leur sacrifice pour qu'elle pût intégrer l'Ecole et fût diplômée... Elle avait la nausée.

Elle referma le placard, permettant aux rongeurs repus de se reposer.



Dans l'étroit lit de sa minuscule pièce, Maria réfléchissait. Brusquement, un éclair enflamma le ciel de la cité, blanchit sa figure, traversa ses yeux.

Maintenant, elle se souvenait.


Elle avait encore un visage d'enfant, de ceux qui s'enthousiasment facilement et s'alarment rapidement. Un numéro de rue dans une main, de la volonté dans l'autre, et la peur ne pas être comprise dans l'ensemble du corps, perdue au milieu de cette ville titanesque, elle arrivait où elle était étrangère. La nuit était tombée si vite, une nuit noire et froide, agitée et glaciale.

Elle s'était laissée pousser par les battements du vent ; hasard curieux, il l'avait conduite à la bonne adresse. Un immense immeuble à six étages.

Elle avait péniblement tiré la poignée ; elle semblait plus haute et plus lourde qu'aujourd'hui.

Il n'y avait personne, elle était seule, immobile au cœur de ce hall obscur et frais. A sa gauche, une légère luminosité chaleureuse transparaissait ; la porte de la conciergerie.

Soudain, la lumière l'inonda.

- Qu'est-ce que tu fais là ? Entre ! s'exclama une jeune femme avec un sourire convivial.

- Par...pardon... je...je suis... en... en retard, voilà pour... excuser et... fêter rencontre.

Elle parlait laborieusement ce langage ; la pratique lui manquait et ses mots hésitants épousaient un charmant accent singulier.

Subitement, elle lui tendit le pain ; c'était la tradition en son pays « pour que la rencontre portât en elle l'amitié et la paix » ; son bras tremblait de gel, de fatigue et de timidité. Mais la concierge en acceptant la miche se mit à rire :

- Tu n'as pas à t'excuser pour cela !
(A nouveau souriant avec gentillesse et naturel).
« Tu es Maria, c'est ça ? Enchantée !
(Elle l'embrassa à sa grande surprise).
« La propriétaire m'a donné une clé pour toi.
« Allez, viens t'installer !

Maria pénétra dans une petite cuisine dénuée de fenêtre ; au centre, sur la table, des bougies éclairaient les cloisons blanches.

- Voici la clé ; assieds-toi, ne sois pas effrayée ! Ici, c'est un peu chez toi désormais...
« Tu dois avoir faim ; il me reste de la soupe...
« Attends ! ne bouge pas, je m'en occupe !

- Merci... comment... vus... vous appelez ?

La damoiselle se retourna, un bol empli de potage fumant entre les doigts.

- Sophie.
« Tu peux me tutoyer, tu sais, dit-elle en posant le récipient devant la fille attablée.
« Tiens ! bois tant que c'est chaud... et trempes-y ton pain... !
« Alors, par quel effet de circonstance une aimable jeunette comme toi se retrouve à se balader sans compagnie dans cette ville monstrueuse, si loin de ses origines ?

Maria, affrontant les difficultés grammaticales et ses lacunes de vocabulaire, parvint à lui expliquer son long voyage et les études qu'elle allait entreprendre.

- Tu veux être scientifique ? admira Sophie. C'est un métier fabuleux, (soupirant discrètement) j'aurais aimé aussi...

Elles avaient partagé le pain et discuté légèrement ; elles s'étaient appréciées. Maria n'avait pas de réveil, spontanément Sophie lui avait prêté le sien. Cette nuit, heureuse de ne pas dormir dehors comme elle se l'était imaginée au crépuscule, Maria avait découvert sa chambre. Mais elle avait trouvé bien davantage encore...

Le lendemain, à son retour de l'Ecole, Sophie l'intercepta dans le hall et l'invita :

- J'ai préparé du thé et des biscuits.

Maria entra dans la conciergerie, et sur le mur en face... le tableau. Il n'y était pas hier. Elle s'émerveilla :

- C'est magnifique... où... est-ce... sur Terre ?

A l'époque, sa pauvre connaissance de la langue n'avait pu exprimer tout ce qu'elle avait ressenti. Et maintenant, elle ne le pourrait toujours pas. Il avait en lui une vérité si pure, si franche. Souvent, il inspirait l'espoir à certains, la nostalgie, douce et amère, pour d'autres ; elle le remarquait dans les regards et dans les voix.

Ces derniers temps, dans ses yeux, les eaux de la mer s'étaient empreintes d'un étrange vague à l'âme. Elle ne le contemplait plus vraiment...

La Couleur InconnueWhere stories live. Discover now