La Couleur Inconnue

Partie 36 - Chapitre 9 : Neige

Elle entra dans la modeste boulangerie.

Sur le comptoir, le patron avait érigé un autel ; un bâton d'encens véritablement étonnant y fumait silencieusement. Une odeur méridionale et un subtil nuage opaque s'en dégageaient dans une luminosité comparable à celle d'une bougie.

Lorsqu'il vit sur le visage de sa cliente une lueur mélancolique, Monsieur Fournier, se courbant et s'appuyant sur le bois, rapprocha sa barbe sale et ses dents jaunes de Maria :

- Ça, c'est nouveau, c'est pour l'hygiène : d'l'Extrait d'Ignotum à la lavande, c'est du répulsif pour mouches ils ont dit, acquiesçait-il du chef dans sa crédulité.

(Il prit une inspiration).

« Y en a qui pensent qu'ça apporte la bonne fortune ! J'en ai qué'q'zins, si vous voulez.
« C'est pas gratuit, tout'fois les prix ont sacrément baissé ces dernières s'maines. Surtout qu'là, c'est pas de l'Ignotum pur, ça a pas les mêmes effets et, r'gardez, ça tire sur le violet.

- Non merci, une livre de pain suffira, déclina-t-elle poliment, omettant d'ajouter qu'après cette course elle se retrouverait dépourvue de monnaie.

- Tiens ! z'êtes bien la première à pas êt'e intriguée, lança-t-il finaud en comptant les piécettes.

Disait-il vrai... ? Qu'importe que l'on vende de l'Ignotum pour faire la pluie et le beau temps, cela ne concernait plus Maria. Tant pis pour les malheureux naïfs, ignorants que derrière leur dieu ne se révélera qu'une mascarade commerciale.

Une dame âgée surgit de l'arrière-salle avec un panier de pain chaud ; elle le déposa sur l'étalage et disparut immédiatement.

- Ma mère, commenta Monsieur Fournier en réponse à l'expression interrogative de Maria. Aussi fraîche que nos produits !

Elle avait déjà rencontré cette femme, elle ne pouvait affirmer où ni quand, cependant elle en était persuadée.

Elle partit, le pain en main.

Sur le mur en face de la boutique, un travailleur collait tous les vingt mètres une affiche vantant les mérites de l'Ignotum. Maria daigna observer le papier ; un visage d'enfant souriant, auréolée de la teinte si prisée, et la formule ainsi disposée :

« Il guérit ! mais saviez-vous aussi

qu'il prévient les maladies ?

Alors ne sortez à aucun prix sans cet ami ! »

Partout, la réclame, à force de slogans et d'annonces renversantes, fêtait les prodigieux pouvoirs du minerai, cette « grâce aérienne tirée des ténèbres », ce « guérisseur de mal », ce « faiseur de miracles », les arguments mercantiles en forme de louanges émerveillées ne manquaient pas d'hyperboles démesurées. Le modèle d'existence promu était une vision fantasmée de ce que Maria constatait dans le boulevard. Dans les vitrines, les vêtements, les draps, les bougies « qui ne s'éteignent jamais ! », les carafes et jusqu'aux pâtisseries, tout, absolument tout, objets futiles de mode, ustensiles de la vie domestique, nourriture, avait sa variante à l'Ignotum ! L'efficacité et le nombre de vertus étaient à ce moment proportionnels à la somme indiquée, d'onéreuse à exorbitante.

Maintenant, elle remarquait que, sous les ombrelles, le rouge à lèvres et le fard des dames de bonnes familles reflétaient la couleur inconnue.

A chaque regard que Maria portait sur les bâtiments, elle ne voyait qu'une marque, plaquée ou peinte :

Rochebrisée, l'original, l'unique.

Dans ce déluge d'Ignotum, elle était désorientée ; quand elle croyait en avoir fini, elle découvrait quantité de produits qui en contenaient. La ville entière battait à ce rythme effréné, les cœurs de ses habitants suivaient la nouvelle cadence et Maria redevenait étrangère dans des lieux qu'elle reconnaissait difficilement.

Elle considérait ce spectacle assez tristement, comme un vaste gâchis, ridicule, et regrettable pour le futur si les réserves étaient limitées. Son indignation n'allait pas plus loin.

Tandis qu'on appliquait de l'Ignotum sur une balustrade, elle pensait qu'il s'agissait là d'une frivolité passagère, inspirée par des boniments agressifs. Bientôt, se persuadait-elle, la foule s'y habituerait, s'en lasserait ; la chute de la valeur conduirait les gens aisés à s'en délaisser et ainsi les aspirants à l'opulence, à leur tour, ignoreraient « ces bagatelles ». Les propriétés scientifiques de l'Ignotum, elles, resteraient, et il serait cette fois utilisé à meilleur escient.

Voilà, c'était une question de temps.

Sur le retour, elle entendait les conversations des femmes et des hommes adossés aux immeubles. Ils discutaient de choses diverses, de leur misère, du travail qu'ils cherchaient ou qui les tuaient et des idéaux naturellement : elle rejoignait l'immuable quotidien des faubourgs. Pourtant, un petit groupe aborda un sujet qui attira sa curiosité :

- Vous avez lu ce qu'raconte le journal ? s'exclama une voix aiguë et aiguisée. Voici qu'la guerre dans les colonies à peine terminée, en haut, ils souhaitent qu'ça r'commence... et ici, chez nous, en métropole !

- C'était à prévoir après ce « statu quo », répondit un ton rauque. Elle a servi à rien cette guerre, hormis à cracher not'sang sur l'voisin !

- C'est qu'apparemment on est franchement fâché avec notre voisin ! ajouta un troisième. A l'assemblée et à l'état-major, ils sont très mécontents de comment qu'ça s'est déroulé. Y avait des mines d'or et des ressources précieuses à la clé. Alors, forcément, ça tente de se venger...
« Et en face, même son de cloche, en pire.

- Sauf que l'peuple est épuisé par la crise, la haine et les coups qu'on nous inflige, affirma une seconde damoiselle, un livre à la main. On est au bord d'une cinquième révolution !
« Moi j'vous l'dis, pour pas que la nation éclate, ils nous refont l'histoire du barbare étranger. Là où les écarts de richesse et les rapports de domination divisent le pays entre nous les exploités et eux les exploitants, l'idée de la guerre invente un autre « eux », les étrangers, et par extension un « nous », les citoyens unis dans la bataille.
« Mais qui crèvera au final ? Ce s'ra encore nous, les pauvres !
« Ils y vont à coup de fanfares nationalistes, en nous parlant d'conquêtes pour exciter la fierté et en nous terrifiant à la peur d'une invasion extérieure !

- C'est plus qu'une peur... continua une dame, bien plus... ils veulent qu'ça explose : à la Chambre basse, ils ont décrété l'Union Sacrée ; les journalistes suivent et les soldats sont r'dirigés dans le Sud pour l'attaque. Rien qu'c'matin, une centaine de canons et des milliers d'obus fraîchement confectionnés ont pris la voie ferrée. Y avait d'nouveaux modèles, énormes, et terriblement efficaces y paraît.

- Si lourds qu'ils peinaient à les charger ! renchérit la première. L'publiciste jurait qu'c'était ça qui nous avait manqué pour gagner.

- Ils l'avaient préparée !

- C'est pas tolérable ! nos fils sont même pas revenus qu'ils y r'partent. Ils cherchent à nous les ramener charcutés en morceaux ou vidés d'toute leur vigueur ? Ça se passera pas ainsi ! C'est leur affaire aux gentils Messieurs de la République, la guerre ! Nous, on n'y a aucun intérêt... qu'ils y aillent eux se faire embrocher !

Maria, qui avait ralenti sa démarche, n'intervint pas. Elle tourna dans une ruelle et n'entendit pas le reste de la discussion.