Partie 23 - Chapitre 4 : Chartreuse

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Elle pivota vers Sophie, lui demanda dans un chuchotement si elle souhaitait ajouter quelques pensées. Cette dernière, toujours secouée par la brutalité de ces gens, lui pria simplement de continuer.

- L'Ignotum, à travers un prisme, produit une lumière proprement aveuglante. C'est manifestement ce qu'il y a de moins épatant avec lui...
« Car après nous avons incinéré un grain – un unique grain, comparable à ceux-ci... Sa combustion a dépassé les trois heures !
« Trois heures et vingt-sept minutes exactement, selon notre expérience de la veille !
« C'est tout-à-fait fabuleux et totalement inédit ! La consumation a provoqué le dégagement d'une fumée blanche extrêmement épaisse, les crépitements faisaient sautiller et rouler l'Ignotum, la luminosité émise était phénoménale !
« Toutefois, nous n'étions pas au bout de nos surprises, parce qu'ensuite – ensuite ! – ma camarade a donné une particule d'Ignotum à Cliquetis, ce vieux rongeur ici.

Plusieurs se retournèrent dans l'espoir de voir la cage posée sur la table, ceux qui y parvinrent jetèrent des regards impressionnés à l'animal désormais endormi.

- Nous avons alors découvert que l'Ignotum se diffusait dans son sang. Une partie de ce qui circulait dans l'appareil cardiovasculaire a, hypothétiquement, déjà été expulsée par les selles.
« Enfin – surtout ! – Cliquetis, qui avait les plus grandes difficultés de l'univers à fournir le moindre effort, a retrouvé une seconde jeunesse !
« Oui, hier, il avait des problèmes au cœur, et ce matin, il courait sans peine ni fatigue ! Nous n'en sommes pas encore sûres, cependant seul l'Ignotum semble être capable d'un tel miracle !

Des visages se levèrent au ciel. Il n'y avait là que des enfants émerveillés, la larme à l'œil.

- Vous vous demandez très probablement si l'effet est similaire pour l'homme, poursuivit Maria.

Quelques-uns opinèrent du chef.

- Laissez faire la science. Demain, à l'aube, j'irai à l'Ecole et j'y présenterai cette couleur inconnue.
« L'Ignotum ne nous appartient en rien, il est le bien commun de l'humanité. Nous ne le garderons pas davantage voilé.
« Nous voguons pour le moment au milieu de mers inexplorées, où le doute est partout. De nombreuses questions demeurent en suspens. L'Ignotum quittera-t-il complètement le corps de la bête ? Est-ce que les faiblesses cardiaques de notre « sujet de test » ressurgiront ? L'Ignotum a-t-il des conséquences nocives... ? est-il mortel ? Est-ce qu'il peut guérir d'autres maux ? Agit-il uniquement sur les rats et sur, peut-être, certaines espèces proches ou... agit-il également sur notre race ? Il est trop tôt pour s'avancer dessus. Mais les scientifiques perceront les mystères de l'Ignotum !
« En ce monde, rien n'est à craindre, tout est à comprendre !

Elle marqua une courte pause. Religieusement, les publicistes grattaient. Elle observa Sophie :

- Est-ce que... vous désirez compléter ce discours, ma chère collaboratrice ? questionna-t-elle solennellement.

- Non... il n'y a rien... rien à dire, pour l'instant, susurra Sophie en esquivant les regards.

- Dans ce cas, je mets fin à cet entretien ! s'exclama Maria.

Et devant l'inaction des journalistes, elle ajouta :

- Messieurs ! je vous prie de disposer.
(Vivement, en direction du battant).
« Ceux qui sont là-haut et qui veulent voir l'Ignotum, permettez d'abord à ces gentilshommes de se retirer.

Pendant un temps, la trentaine de griffonneurs resta plongée dans les calepins, au grand embarras de Sophie et de Maria. Un à un, ils terminèrent leurs notes. Ensuite, mollement, au compte-gouttes, ils s'en allèrent, implorant discrètement de recroiser très rapidement le chemin de la couleur inconnue. L'atmosphère petit à petit redevint neuve et respirable.

Lorsque le dernier fut remonté, un nouveau groupe, de taille modeste, entra calmement et examina à son tour l'Ignotum, avec le même émerveillement. Puis ils commencèrent eux aussi à partir.

Sophie, animée par quelques forces surnaturelles, clôtura leur marche.

La pression retomba brutalement ; son poids fut si lourd que Maria s'effondra le long la table et glissa jusqu'au sol. Ses jambes et ses bras ne répondaient plus.

Son jardin secret, profané par leur présence, n'avait par chance pas été vandalisé. Le cœur de Maria battait à une vigueur assourdissante contre ses tympans.

Au début, elle avait été perdue face à cette horde venue de nulle part. Son énervement, conséquence de cette terrible frayeur, avait redoublé sa tension. En y repensant, elle se faisait presque peur. Elle avait froid. Elle grelottait.

Elle se leva laborieusement ; elle tenait à peine debout. Elle devait abandonner cette pièce, accéder à un lieu chaud.

En passant, elle traîna la main sur un coin du plateau et attrapa la grosse clé.

Avec lenteur et difficulté, elle grimpa l'escalier. Elle verrouilla après elle la porte étrangement intacte.


Elle progressait dans le couloir, s'appuyant sur le mur ; elle entendit une conversation :

- Vous... sortez... ? s'il vous plaît...

Cette voix... c'était celle de Sophie, anéantie.

- Cette toile... vous l'avez trouvée où ?

- Je vous en supplie... allez-vous-en.

- Je...

Maria arriva dans la cuisine ; le journaliste, gêné, quitta alors son sujet de contemplation et disparut, fermant la conciergerie derrière lui. Sophie était assise, elle paraissait, elle aussi, exténuée. Elle respirait bruyamment par la bouche.

- Ça va mieux ? demanda Maria, inquiète.

Sophie se mit à inspirer moins fort, par le nez.

- Oui, dit-elle, (elle ingurgita) nettement. Ça redescend.
« J'étais terrifiée, Maria... ils ont surgi si brusquement, une vague, un flot, un raz-de-marée. C'était absurde, insensé... je crois que je n'ai pas encore compris.
« Mais... ça a l'air d'être terminé.
« Le dernier... il a fini par partir.

Maria se retourna. Tout le monde regardait ce tableau. C'était Sophie qui l'avait peint.

La Couleur InconnueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant