Partie 8 - Chapitre 1 : Sable

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- Ça plaît, l'casse-croûte ? demanda l'aubergiste, déracinant brutalement Maria de ses pensées.

- Oui, c'est succulent ; mais poursuivez, je vous prie.

- Ben, ensuite, j'sais pas trop. Ça lui a arraché trois doigts au pied. « Un miracle », l'infirmière elle a dit... Une maigre consolation pour un gars qui v'nait d'perdre ses amis.
« Y s'met souvent là pour causer et oublier. Enfin... il aura beau tout vider, il oublie pas, y fait que r'venir sur ça, y r'bâche encore et encore...

(Il prit une ample respiration).

« Parfois, l'affirme que la charge aurait dû l'broyer, ou, quand l'temps est doux et qu'y sent en forme, qu'au moins ç'aurait pu lui en couper quatre, un par copain...
« C'est qu'y a gardé de l'humour, hein ! c'est d'jà ça...
« D'façon, en vérité, ce genre de symbolique, ça existe que dans les contes de fées, n'est-ce pas ?

Maria constata aux bottes de Monsieur Auguste une grande bouteille de vin, à sec évidemment.

- Après la défaite, l'armée y en avait p'us ; y s'en est r'tourné au pat'lin avec ses fripes de fantassins toujou's 'sus l'dos.
« Lorsqu'y a été mobilisé, on y croyait, sauf qu'rapidement ça a parlé d'débâcle, du siège de la capitale, personne – personne j'vous jure ! – n'imaginait qu'y r'viendrait !
« Les terres, les maisons, ça a b'soin d'êt'e tenus.

« Alors, puisqu'l'Auguste y vivait seul et qu'y avait pas d'famille dans l'coin – l'était partie suite à un tas d'querelles avec plusieurs du village –, y s'est r'trouvé sans sol ni toit, juste avec la rente qui tombait d'la ville.
« Ça l'a pas aidé c't argent, ah ça non ; ceux d'ici, y sont du matin au soir pliés aux labours, y comprenaient pas pourquoi ça lui arrivait comme ça, comme par magie. Ça créait des envieux.
« L'a fini par s'ach'ter une ferme, à l'écart. C'est mieux pour calmer les cœurs ; certains lui en veulent d'avoir survécu à la place d'aut', 'voyez.

Plus Maria regardait le vieillard, plus elle remarquait en lui ce qu'elle avait été incapable de voir. Les rides, profondes blessures de guerre, de chagrin, d'alcool, creusaient son visage. De sa bouche pâteuse résonnait le ronflement dissonant de celui qui noie sa peine dans la boisson. Son sommeil était saccadé de hoquets irréguliers. Il portait sur lui ce qui était assurément un uniforme crasseux de soldat. Et pour terminer, ce sourire était niais, artificiel, imbibé du picrate rouge sang qui s'était répandu sur sa barbe et ses vêtements.

Ô combien elle avait été idiote de penser que cet homme était en pleine béatitude ! Elle se condamnait moralement d'avoir été autant aveugle, emportée par l'émotion et beaucoup trop sûre d'elle.

La Couleur InconnueWhere stories live. Discover now