Partie 87 - Chapitre 18 : Jaune de Nankin

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Chapitre 18 : Jaune de Nankin

On frappa.

- C'est ouvert, annonça Sophie, entrez !

La porte grinça. Un enfant s'avança, tête baissée ; il ne devait pas dépasser les huit ans :

- Heu... Madame, c'est ici qu'habite Maria ?

- Elle résidait dans une chambre du sixième étage... Maintenant, elle s'en est allée, répondit Sophie avec une voix claire.

- Elle va revenir ?

- Peut-être, peut-être pas... Pas avant un bout de temps au moins.
« Pourquoi ? tu voulais lui parler ?

- Non... marmonna-t-il en fixant le sol assidûment. Pas moi... C'est un Monsieur, il désirait trouver sa maison.

- Un Monsieur... ? Tu connais son nom ?

Il leva le visage et découvrit le tableau. Tout le monde regardait ce tableau. C'était Sophie qui l'avait peint.

Sophie suivit l'horizon du garçon ; cependant quand elle comprit, elle renonça immédiatement.

- Non, je le connais pas, j'l'avais jamais vu... dit-il.

Il hésita à en révéler davantage ; néanmoins son corps succomba à l'envie, une main se replia rapidement sur sa bouche, comme s'il cherchait à chuchoter un secret à une oreille invisible. Il s'exclama dans un frétillement de joie :

- ... Mais il est riche !



Maria contournait le haut mur du cimetière. Le soleil au zénith apportait de chauds rayons, toutefois elle frémissait : sa robe, longtemps pendue aux branches d'un arbre, était toujours humide de l'eau de la rivière qui l'avait nettoyée. Elle gardait rabattue contre un bras la cape sèche.

Elle gagna la rue et aperçut quelques personnes endimanchées devant le portail, les yeux ténébreux. Ils étaient regroupés autour d'une affiche qu'un écolier leur traduisait péniblement.

La lithographie représentait d'abord une femme du peuple, avec ses trois chérubins. Le premier était un bébé qu'elle portait à son épaule ; les deux autres, patriotes, arboraient épée de bois, petit képi militaire et drapeau miniature. Ils saluaient le père de famille à l'uniforme rouge et bleu qui rejoignait le combat avec ferveur et tristesse ; il leur adressait un dernier au revoir, à eux et à son cher village à la belle église.

- Grand Emprunt de la Da...Défense Na...tionale. On les aura ! Sou...Souscrivez pour la victoire finale... et le retour !

Il ne lut pas les détails administratifs.

- Pourtant, il ne reviendra pas, s'écria une jeune dont le voile noir masquait les larmes et la colère. Il était pas encore en bière que la guerre r'commençait !
« Quel retour ? quelle victoire ? Comment osent-ils mettre cette feuille là où les nôtres sont constamment ramenés sans vie ?
« Ils ont tué mon époux ! Nous avons offert not'sang, nous nous sommes coupés les mains, et maintenant ils nous quémandent de l'argent ?
« Lui, ce qu'il voulait, c'était voir naître et pousser son gamin, travailler au champ... il d'mandait rien davantage ; il désirait pas y aller... j'aurais dû l'en empêcher !

- Es-tu folle la veuve ? Je t'interdis de parler de lui en ces termes ! Il est mon fils avant d'avoir été ton mari !
« Je suis fier d'avoir vu mes deux garçons se battre et périr pour la patrie. S'ils avaient fui, s'ils avaient déserté, ils n'auraient plus été ma chair ! J'les aurais moi-même fait pourchasser et fusiller !
« Il est mort en héros pour la nation et toi, garce ! à la sortie de son enterrement, tu déshonores déjà sa mémoire ?

- Calme-toi, l'vieux... intervint un troisième, et à l'assemblée : il est choqué, c'est pas facile pour lui.

- Toi également, mon n'veu, tu abandonnes notre glorieuse république ? Pourquoi es-tu ici à ton âge ? Tu te planques... ? Lâche !
(Le repoussant).
« C'est ça ce que vous souhaitez, que la barbarie déferle sur nos vallées ? qu'elle brûle vos maisons, pille vos biens, viole vos femmes ? Cette vermine...

- La vermine ? ricassa une quatrième en montant vers lui. Elle infeste tous les pays, la vermine ; elle rampe... partout.
« C'est pas l'étranger la brute ; le pouvoir qu'octroi l'uniforme, l'arme, le sentiment d'impunité, d'encouragement de la troupe et du commandement, voilà ce qui transforme l'homme en la pire des bêtes sauvages. Rajoutez à cela un discours parfaitement clôturé et elle chargera sans pitié.
« Moi aussi j'ai perdu un enfant, et je tremble chaque jour que le ciel me donne devant ces heures qui s'écoulent et emportent le passé. Je suis terrifiée quand les cloches sonnent car je sais que, si c'est pas pour un des miens, c'est quelqu'un que j'ai connu gamin qui est tombé là-bas !
« Et, lorsque les lettres arrivent et les filles me les déchiffrent, je me trouve stupide à croire à ces mensonges qu'ils s'obligent à raconter, à ces banalités, que la compagnie se porte bien, que le ciel est bleu, les rations satisfaisantes et qu'ils n'ont qu'un léger rhume. J'sais pas lire, mais j'sais voir la peur, la maladie, l'dégoût ravager chacun des caractères écrits.
« Mourir pour la patrie, la belle formule ! des mots ne suffisent pas à combler le vide.
(Serrant les dents, tristement).
« A bas la guerre.

- Honte sur vous ! Honte sur ce village de pleutres et de traîtres ! cria le vieillard en s'écartant prestement du groupe.

Et alors qu'un essaya de le retenir :

- Ne me touche pas !

Pendant ce temps-ci, lentement, Maria avait contourné la scène sans qu'on l'eût remarquée. Le père la dépassa, maugréant d'incompréhensibles paroles envenimées.

Elle se retourna une demi-seconde pour observer la petite assemblée endeuillée. Ils semblaient attendre, immobiles, désemparés, décomposés. Ils disparurent de sa vue derrière un mur.

La Couleur InconnueHikayelerin yaşadığı yer. Şimdi keşfedin