Partie 9 - Chapitre 2 : Gris perle

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Chapitre 2 : Gris perle

Une brume impénétrable enveloppait le quai où Maria seule attendait ; les quelques mètres autour d'elle semblait être le dernier point d'attache d'un monde que l'humide froideur vaporeuse avait avalé.

Elle fixait les rails, à deux pas, là où ils disparaissaient. Elle inspira. Elle posa soigneusement sa valise au précieux contenu et s'étira ; le poids de la maigre nuit pesait sur ses os.

A son réveil, elle avait constaté agréablement que les éraflures de la veille paraissaient déjà anciennes ; elles seraient parfaitement invisibles sous ses tissus.

Elle s'était coiffée à l'accoutumée d'un solide chignon et avait mis son habituelle robe grise qui tombait sur ses bottines aux courts talons. Si elle se privait d'un corset, comme le symbole d'une victoire de la liberté, son indécence s'achevait à la raideur rigoureuse de ses habits ; le pantalon était bien rangé à l'abri, objet d'une extravagance qu'elle n'osait dévoiler au jour civilisé.

Au loin, le cri de la machine retentit. La rotation mécanique si distinctive s'approchait.

Soudain, le train déchira le nuage de brouillard et ralentit. Elle monta dans un wagon de troisième classe.

Le compartiment était chargé, bruyant étalage de pauvreté. Des personnes de tous âges, de la vieillarde jusqu'au nourrisson allaitant, se serraient les uns aux autres sur des bancs en bois spartiates que les secousses de la voie ferrée rendraient bientôt insupportables. Ils étaient pour l'essentiel des paysans qui arrivaient de villages en amont ; les jeunes, aux pupilles emplies d'incertitude et quelquefois aussi d'espoirs, s'apprêtaient à vivre « l'Exode » et à contribuer à la croissance économique de l'environnement urbain. Même en ces temps de crise, la ville, paysage industriel, restait attractive et pleine de promesses pour les ruraux.

Un homme lui offrit sa place ; elle s'assit, son trésor sur les cuisses.

Le sifflet sonna le départ et la bielle d'accouplement reprit son éternelle danse nonchalamment.


La journée se déroula, hivernale, plate, décolorée ; les bourgs, champs, forêts défilaient, mornes, ternes, gelés. Le crépuscule surgit rapidement. La population de la voiture fluctuait, au rythme des arrêts. Maria n'y prêtait pas attention tant son corps brûlait d'effervescence. Parfois, elle avait envie de relâcher cette pression si forte, de sauter de joie, de révéler le mystère aux passagers et de commencer immédiatement l'étude avec les moyens du bord... ! Cependant elle se retenait, et uniquement dans son esprit imaginait cet univers parallèle et notamment les réactions effarées des petites gens devant cette excentricité... Puis leur découverte du minerai...

Enfin, avec ses camarades de voyage, elle se laissa bercer par le frottement des roues sur les rails et s'assoupit.


Aux rayons de l'aube, la capitale apparut ; d'abord ses taudis misérables, enfumés par les cheminées d'usines qui transpiraient la sueur de l'ouvrier, ensuite ses hauts bâtiments parfaitement rectilignes le long d'imposantes avenues où fleurissaient les grands magasins.

La locomotive s'engouffra dans une immense verrière, le terminus.


Maria débarqua sur le quai, bagage en main, et rejoignit prestement l'extérieur de l'édifice. Le vent était frais.

Alors qu'elle descendait l'escalier monumental, elle aperçut, à proximité de la sculpture représentant les colonies d'Asie, cette gamine. Elle était déjà là lorsque Maria avait quitté la métropole. Elle épiait, l'air triste, le regard douloureux, ceux qui sortaient de la gare. Autour d'elle, les adultes allaient et venaient ; nul n'en était perturbé, surtout pas elle. Toujours, elle attendait à côté de la statue.

Un pincement au cœur, Maria, pareille à la masse pressée, passa près d'elle et continua sa route.

Elle tâcha seulement de ne pas l'oublier.

Elle se retrouva dans les artères grouillantes de vie, les plus animées de la cité : les Halles n'étaient pas loin et au cours de la matinée les commerçants affluaient, compagnons des chevaux aux chariots chargés de denrées.


Une heure après, elle arriva chez elle. Elle habitait dans les combles d'un de ces immeubles que la curée avait fait germer à une lisière très modeste de l'agglomération.

Elle monta aussitôt au sixième étage et pénétra dans sa chambre. Bien que percé d'un chien assis qui donnait sur la rue en contrebas, le toit pentu écrasait cette pièce qu'un simple lit au confort sommaire remplissait à moitié.

Elle s'allongea un temps. Elle voulait ainsi se détendre, se reconcentrer mentalement... et aussi, paradoxalement, chauffer à blanc le désir pour mieux goûter l'instant futur. Elle n'arrêtait pas de jeter des coups d'œil discrets à la valise, comme si elle eut peur qu'elle se volatilise.

Son corps tremblant d'impatience sentit ressurgir une crainte dont le venin le gagnait inexorablement. Brisée par ce doute, Maria attrapa le bagage et la cassette qui y était solidement piégée. Elle constata avec soulagement qu'il restait encore deux maigres amas, de la largeur d'un pouce. C'était peu, mais suffisant.

Embrasée d'une profonde excitation qu'elle était incapable de contenir maintenant que le minerai brillait dans ses iris, elle saisit une des pierres, une pincée de sable et les enroulèrent dans un drap ; elle dévala les marches, toutefois prudemment.

La Couleur InconnueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant