La Couleur Inconnue

Partie 43 - Chapitre 10 : Malachite

Elle rehaussa violemment la tête. Que faire ? Son cerveau bouillonnait, il paraissait dégager une chaleur plus dense que celle de l'incendie. Elle ne pouvait pas rester immobile, une vie était en jeu. Puis, humainement, elle ne se le pardonnerait jamais. Il fallait l'aider. Mais comment ?

Ses yeux redescendirent sur sa robe. Personne n'accepterait d'y aller. Sa situation était consternante, s'approcher du feu était une folie, elle savait ce qu'elle y risquait.

Ah ! que s'était-elle imaginée, qu'elle était capable d'agir, de s'opposer à l'inévitable ? elle, cette femme si misérable, si risible sur son tas de cagettes qu'elle prenait pour un pic rocheux ?

Une particule d'Ignotum longuement consumée se posa à ses pieds ; elle gambada en émettant de légers gémissements et disparut de son champ de vue. Maria n'avait pas cillé.

Lourdement, tremblant même, son visage se redressa. Mécaniquement, il retomba.

Cependant elle l'avait vue... Cette main d'homme... elle vivait !

Elle vivait encore !

Brutalement et définitivement, un objet se brisa en son esprit ; un loquet fissuré fort longtemps verrouillé, un cadenas que la rouille avait rongé, une serrure dont la porte était pourrie par le poids des années. Le bois bascula, se décomposa dans sa chute ; elle releva la figure, décidée, remit ses verres de protection. Sans hésitation, elle prit de l'élan, une bottine contre son lampadaire, et sauta.

Elle atterrit avec souplesse à deux pas du rassemblement. Résolue, elle se précipita dans la foule et s'y engouffra vigoureusement.

Elle bousculait, repoussait, se frayait péniblement un chemin. Au-dessus des gens, l'horizon rouge des flammes dansantes. Elle progressait énergiquement dans ce labyrinthe.

Elle visualisait. Ils souffrent, ils suffoquent, ils brûlent ! D'autres, indemnes pourtant, ont peur, sont bloqués, et regardent la mort irrésistiblement s'avancer.

Alors qu'elle évoluait rapidement dans ce dédale de corps, un morceau du toit s'effondra dans un affreux fracas.

Elle s'arrêta brusquement, au bord des larmes. Arrivait-elle trop tard ?

Un épais panache de cendres et de braises ardentes recouvrit le sinistre. Certains badauds aux premiers rangs, terrifiés, cherchèrent à fuir ; la masse de curieux les en empêcha.

Dans l'agitation, elle entraperçut l'incendie, le nuage s'était prestement dissipé... heureusement la majeure partie du bâtiment demeurait intacte ! Elle continua immédiatement sa course.

Elle sortit enfin de la cohue et percuta un gendarme.

- Reculez sur-le-champ ! lui cria-t-il.

Le brasier n'était qu'à quelques enjambées, et Maria vit au cœur des décombres cette main d'adulte qui lentement bougeait, comme un animal blessé, apeuré, qui refusait d'expirer son dernier souffle. Il y avait de l'espoir, à condition de se dépêcher !

Elle contourna l'agent. Elle voulut le prendre de vitesse, cependant ses tibias se heurtèrent à sa robe inadéquate à cet effet. D'un bond, le brigadier l'avait déjà rejointe. De ses muscles puissants, il la saisit sous la poitrine.

Elle se débattit, hurla qu'il y avait des personnes coincées, emprisonnées à l'intérieur. Le militaire et les pompiers tempêtaient qu'ils savaient, qu'ils ne pouvaient pas entrer, que le risque était démesuré et que le malheureux était condamné.

La falaise de flammes grandissait, toutefois, derrière elle, Maria devinait ce bras, il oscillait encore ! Un homme, un client, un fort, peut-être Monsieur Jacques, qu'importe ! c'était un humain, un être qu'il fallait sauver !

Elle parvint à se libérer et se redirigea vers la fournaise, mais aussitôt un soldat du feu l'attrapa :

- N'avancez pas ! s'égosilla-t-il pendant que Maria se démenait pour se délivrer de ce carcan.

(Puis, moins brutalement, presque suppliant).

- Nous faisons de notre mieux ! Laissez-nous travailler !
(Puisqu'elle frétillait toujours).
« Madame ! vous ne vous rendez pas compte ! votre chevelure ! et votre vêtement si long ! ils pourraient facilement s'enflammer !

Sur ces paroles, il jeta Maria dans le flot de badauds ; elle y sombra, engloutie. Il repartit à la pompe à incendie.