Partie 21 - Chapitre 4 : Chartreuse

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En cette matinée, la fenêtre du couloir ne donnait plus sur la rue, mais sur un univers de contes de fée que de gracieuses volutes givrées aux allures de fougères avaient dessiné.

Dans ce royaume, une figure vaguement familière s'approchait, un vieil être brumeux et déformé, répondant au nom de Georges. Maria l'avait quelquefois rencontré et Sophie l'appréciait de longue date.

Après deux tentatives infructueuses, Sophie parvint à libérer les battants du verglas et un vent gelé, brûlant se mélangea à l'air péniblement attiédi de la conciergerie. Le paysage enchanté disparut.

Georges avait les cheveux crasseux, collés, le visage émacié, terreux ; des haillons habillaient ce corps si frêle. Il était un des nombreux clochards de la capitale. Souvent, il passait ici, c'était sur le trajet de son éternel périple entre les marchés de la cité. Puisqu'il devait attendre que les cloches eussent sonné, il faisait étape et discutait avec les gens du voisinage qu'il affectionnait.

- Ah, c'est vous ! Ne restez pas dehors, entrez donc ! l'invita Sophie.

- Oh ! C'est pas la peine, et c'est que j'voudrais pas souiller vot' chez-vous, ma Sophie : mes sabots sont crottés, articula le misérable avec difficultés tant ses lèvres étaient gercées, glacées.
« J'suis parfaitement bien là où j'suis.

- Nous, non ! s'exclama Sophie, habile.
(Avec un soupçon de gémissement dans le ton).
« On a déjà très frais à l'intérieur et vous laissez s'engouffrer encore davantage le froid.
« Allez au moins dans le hall, vous n'y salirez pas grand-chose.

Il obéit finalement.


Sophie réveilla le feu. Elle prépara un bouillon, c'était une tradition ; elle en avait offert à Georges la première fois qu'ils avaient parlé.

Sans surprise, elle lui ordonna de pénétrer dans l'appartement pour qu'elles « pussent se réchauffer ».

Sitôt dans la cuisine, Georges refusa de s'asseoir : il répétait qu'il ne désirait « surtout pas cochonner ». Il accepta néanmoins de poser son balluchon, une maigre couverture où il gardait les rares souvenirs d'une vie antérieure.

Il se tenait debout, dans un coin de la pièce ; le bol de soupe ravivait ses mains. Maria remarqua que ses prunelles se perdaient dans le tableau. Tout le monde regardait ce tableau.

- Comment faites-vous pour survivre à cette température ? Il gèle à pierre fendre, s'inquiéta Maria, soucieuse.

- L'on fait, l'on fait... l'on est même beaucoup à faire.
« J'en ai connu des hivers, mais c'lui-là, j'dois l'admettre, l'est capricieux... mon plus grand combat, affirma l'homme d'une voix fatiguée.
« Et avec cette crise, j'en vois de plus en plus... des gamins qui se retrouvent comme moi. Comme si les rues pouvaient contenir tous les purotins...
« Enfin, (il eut un rictus) l'a du bon la crise : l'est plus facile de dormir à l'abri avec toutes ces usines abandonnées. C'est bon pour mes vieux os...
« Pourtant la « Dépression », comme ils disent, j'sais bien qu'j'en verrai pas l'bout...

Il but une longue gorgée du liquide brûlant avec douceur, lenteur et attention : il ne souhaitait assurément pas qu'une goutte, si infime fût-elle, vînt à se répandre ailleurs que dans son gosier.

- L'est toujours aussi bon vot' bouillon ! complimenta-t-il.

Insensiblement, il pivota vers Maria :

- Vous me rendez espoir, véritablement. Je l'vivrais pas, nan, cependant... j'le sais au fond d'moi, à la vitesse où le progrès va, dans, disons, moins d'une dizaine de lustres, y aura plus de misère. Vous allez nous découvrir quelques prodiges et ils f'ront disparaître toute la pauvreté sur Terre !

En guise de réponse, il dut se contenter d'un sourire de politesse.

Avant qu'il n'eût le temps de décliner, Sophie lui resservit une pleine rasade.

Ils parlèrent pendant une trentaine de minutes, Sophie évoqua la curieuse couleur et les expériences de la veille. Maria apporta des grains d'Ignotum ; Georges fut émerveillé. Lorsqu'il apprit la possible nouvelle jeunesse de Cliquetis, il réitéra son discours admiratif sur la science.

Ayant peur de rater les cloches, Georges les remercia de nombreuses fois et s'effaça dans les ruelles froides.


Maria retourna seule au laboratoire ; son amie resta en haut et se mit à rapiécer des vêtements pour les habitants du quartier. C'était également de ces petits services qu'elles subsistaient. Malgré les protestations de Sophie, Maria l'aidait parfois ; elle ne pouvait se permettre de négliger cette source de revenu.

Sophie commença d'abord à raccommoder la tenue d'exploration que Maria avait empruntée pour son aventure spéléologique ; elle devait la restituer parfaitement neuve à son propriétaire d'origine, un homme de l'immeuble voisin que Sophie connaissait bien.

Le rat venait de faire ses besoins, en les étudiant et en prélevant une quatrième goutte de sang, Maria constata qu'une partie de l'Ignotum avait d'ores et déjà quitté l'animal. Ce dernier se portait toujours à ravir.


Maria entendit un vacarme inquiétant quelque part dans le bâtiment. Un brusque frisson la saisit ; l'espace d'un instant, l'air s'était inexplicablement rafraîchi. Elle regarda l'horloge ; inconsciemment elle croyait sûrement que les aiguilles allaient déchiffrer cette étrangeté.

- Huit heures seize... chuchota-t-elle.

Cliquetis, dans sa cage à proximité de l'Ignotum, couina, affolé.

Un grondement sourd éclata, furieux. Il se précipitait rapidement vers elle, galopait à travers la conciergerie. Autour d'elle, les flammes des bougies virevoltaient, des ombres menaçantes s'animaient sur les parois qui chancelaient. Le monde tremblait, la table glissait, les étagères vacillaient, crissaient, les tubes à essais vibraient, s'entrechoquaient. C'était un troupeau de bêtes sauvages, monstrueuses qui bondissait sur elle. Du plafond sur le point de s'effondrer, un déluge de poussières s'abattait. Dans l'éclairage chaotique, tout se distordait, formes incertaines, irréelles...

Les rugissements terrifiants heurtèrent avec violence l'entrée de la cave, toutefois la serrure résista, invraisemblablement.

La cauchemardesque chimère, provisoirement stoppée, sembla se calmer, mais le tumulte fantastique ressurgit aussitôt. La porte criait, ses gonds grinçaient, ses planches craquaient, elle se bosselait, se gonflait. La poignée était sans cesse forcée.

Maria avait la clé sur elle, seule Sophie avait le double.

Il y eut un déclic – le verrou !

D'effrayants hurlements de satisfaction résonnèrent. 

La Couleur InconnueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant