Partie 7 - Chapitre 1 : Sable

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Bouillonnant de beaucoup trop d'enthousiasme pour s'assoupir, Maria demeura sur sa chaise, masquant difficilement l'agitation en elle. Elle ferma la cassette et la glissa au sol pour ne pas la remuer accidentellement.

Autour d'elle, l'auberge était d'une sérénité rassurante. Cette douceur apaisait un regard passionné qui n'arrêtait de vagabonder émerveillé, dévoré par l'envie d'en admirer davantage. Du feu s'envolaient quelques braises mélodieuses.

A sa gauche, le vieillard dormait tranquillement. A chaque inspiration, son ventre se haussait ; à chaque expiration, il s'abaissait. Ce mouvement était calme et régulier, pareil aux vagues de la mer. Sur son visage ensommeillé, un sourire magnifique que seul offre une sieste vierge de toute hantise. Il était heureux, oui, enveloppé même d'une grande félicité.

C'était un brave homme, sans soucis. En réalité, il était exactement ce que Maria imaginait d'un campagnard : il n'avait jamais eu le malheur d'éprouver les chagrins de la vie citadine et les haines qu'ils apportent. Il avait des journées agréablement remplies. Le matin, il s'acheminait au labeur, tâche pénible, certes, mais à l'immense satisfaction de voir pousser et de pouvoir goûter aux fruits de son travail. C'était sa vocation. Ensuite, il parlait à ses amis, soit la totalité du village. Quand il avait besoin d'aide, on l'aidait, et quand un autre avait besoin d'aide, il venait avec des compagnons et l'aidait dans un parfait sens de la fraternité. Au fil du jour, il respirait à plein poumon l'air pur des vallées et parcourait les prairies que le vent fouettait. Ainsi, il menait une existence similaire à celle de l'ensemble des montagnards.


Le patron ajouta une bûche dans l'âtre ; elle crépita et extirpa Maria de ses songes.

- Il vous reste à manger ? chuchota-t-elle.

La faim, elle aussi ranimée, la tiraillait.

- Oh, j'dois encore avoir un bricheton et du fromage, répondit une voix gutturale. J'vais vous chercher ça.

Maria s'assit au comptoir. Elle étendit le coffret sur un tabouret.

L'aubergiste arriva avec le repas. Elle le remercia.

Elle rompue la miche en plusieurs morceaux, coupa la tome finement et la déposa délicatement sur les tranches de mie.

- Qu'est-ce vous avez fait pour êt'e dans c'état ? remarqua-t-il enfin. Z'avez pas trop mal ?

- Non, ça semble... plus grave que ça ne l'est ; de légères égratignures, des bleus...

- C'est qu'y est salement amoché votre habit.

- Il m'a bien protégé...

- L'a servi à quoi ?

- A visiter la grotte sur le versant.
« C'est que... j'aime beaucoup ce genre de lieu. J'en avais... Il me fallait ça pour me désintoxiquer... pour atteindre une certaine quiétude.

- Y en a du pat'lin qui y sont partis... Et y en sont r'venus, hein ! Les jeunes, souvent, ça leur prend... Surtout qu'y en a qui s'amusent à r'conter qu'y a du vacarme là-d-dans.
« En tout cas moi, ces cavernes obscures et étroites-là. Ah ! je veux même pas connaître c'qu'y s'y trouve.

- C'est sûr que ce n'est pas très agréable si on a la phobie d'être enfermé sous des tonnes de pierre.

Elle se nourrit à nouveau, attendit d'avaler avant de raviver la conversation :

- Il est merveilleux votre pain...
« Et... (adressant un regard vers la silhouette à côté de la cheminée) lui, il l'a explorée ?

- Oh ! lui... c'est l'Auguste, le pauvre ! L'est vieux, hein, mais moins qu'y y paraît. Il a été des griviers, vous savez, ceux réquisitionnés lors d'la Grande Débâcle, y a quoi... presque trente ans d'ça maintenant.
« 'paravant, c'était un simple garçon du coin, tout je'not, avec son p'tit lopin, assez pour pas claquer au premier hiver, 'voyez. Et l'voilà j'té dans les bataillons, marche-à-terre avec un aut'gamin du village. Z'ont rapidement sympathisé avec trois mobilisés. Après...
« Vous vous souvenez comment 's'est terminée...
« Les canons.

Des cris... les tambours... Au rythme de la guerre, il avance. L'angoisse lui tord les tripes ; cependant ses camarades sont avec lui, deux sont juste devant.

Marchez ! marchez !

Les lignes adverses sont loin pour l'instant. Sur la colline d'en face, l'artillerie ennemie s'est positionnée, son nombre est impressionnant et... ils ont fini d'ajuster.

Ils tirent. Les projectiles fendent de part en part les rangs, traînées de morts ; les corps s'écroulent inertes.

Marchez ! marchez !

Il ignorait que la moitié de ses frères avait été fauchée par la poudre et l'acier. Les balles sifflent à présent. La peur l'engloutit, devient terreur, lui donne la nausée. Néanmoins, mécanisme parmi les mécanismes de la titanesque machine, il continue.

Marchez ! marchez !

Constamment, marchez...

Toutefois ceux au sol ne marchent plus.

Un boulet sort d'un cracheur de feu ; pour les canonniers, une détonation assourdissante, identique aux précédentes, anonyme. La trajectoire est idéale et perforera au mieux les troupes, à hauteur de poitrine. Le fer frappe les soldats, pulvérise dans sa furie une colonne entière, creuse sa tranchée de chair et de viscères. Un bruit affreux, les hurlements de ses derniers compagnons vite noyés dans le néant. Le métal cède, s'écrase dans un souffle meurtrier et rebondit avec puissance.

Dans le champ ensanglanté, un homme s'effondre.

La Couleur InconnueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant