Partie 25 - Chapitre 5 : Aile de corbeau

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Sur la seconde marche de l'escalier, Maria observait à l'extérieur une jeunette se lamenter muettement.

- Enfin, cette histoire, c'est du passé maintenant, frissonna la vieille dame.

(Elle soupira).
« C'était hier.

Maria pivota en direction d'Honorée :

- Ainsi vous résidiez au...

- Oui, coupa la doyenne.

Maria regarda encore dehors ; la personne s'en était allée. Ses yeux se redirigèrent sur Honorée.

- J'ai continué d'y habiter. Comme tous ceux qui n'étaient pas là lors du carnage, comme tous ceux qui avaient pu s'enfuir, comme tous ceux qui avaient réussi à se cacher... Nous n'avions pas vraiment d'alternative, nous n'avions aucun lieu où loger.
« J'étais... plus jeune que vous Maria quand j'ai perdu mon mari et mes filles.
« Les barricades de la capitale se retirèrent peu après cet événement et, dans la ville de province, l'insurrection des ouvriers fut matée dans le sang. Il y eut des procès, des prisonniers, des déportés.
« J'ai persisté à vivre, qu'importe le régime. A l'été suivant, je me suis remariée. Mon second époux était né sous de doux auspices : il avait derrière lui le petit héritage de ses défunts parents. Au cours des années, il est parvenu à le fructifier.
« Puisque j'avais une nouvelle famille, j'ai quitté mon foyer... je n'y suis jamais retournée. Cependant je ne l'ai pas oublié, je ne les ai pas oubliés.
« J'ai appris à lire, j'ai dévoré de nombreux livres ; je devais prendre une revanche sur l'ignorance.
« L'éducation est le plus puissant rempart contre la violence. J'ai choisi la vie, pour défendre les misérables.
« Les printemps se sont succédés, si vite. De mon sein, cinq autres enfants sont sortis ; quatre se sont épanouis et sont adultes désormais.
« Lorsqu'ils ont commencé la grande curée, ils ont rasé le bâtiment et la rue a été considérablement transformée ; elle a égaré son nom, sûrement cherchaient-ils à effacer son histoire. De même, notre maison de l'époque n'y a pas échappé et nous avons emménagé dans... (pointant du doigt le plafond) cet appartement.

« Dorénavant, j'y suis seule...

- Vous n'êtes pas seule, vous avez l'ensemble de l'immeuble pour famille, répliqua Sophie en allant fermer le lourd battant.

- Merci... j'ai eu un certain plaisir à discuter avec vous, à vous raconter cela... spécialement à toi, Maria, je n'en avais pas eu l'occasion jusqu'ici.
« Je me dis parfois qu'il y a un devoir de mémoire, qu'il ne faut pas oublier ces massacres, ces existences passées au fil de l'épée et ces hommes fauchés sur les barricades. Qu'ils l'aient souhaité ou non, ils ont péri pour des idées, pour davantage de liberté, de justice, pour de meilleurs lendemains ; qu'ils en aient eu conscience ou non, ils se sont évanouis à cause d'idées qui, tachées de leur sang, seront de moins en moins soutenues et disparaîtront de leur propre décrépitude.

- Vous sous-entendez qu'ils sont tombés pour... le progrès ? clarifia Maria, surprise et perplexe.

- Cela donne un sens à la perte de mes poupons et de mon premier mari. J'ai fait mon deuil, j'ai enduré, cependant la plaie est là, il suffit que je me penche vers elle pour qu'elle se remette à saigner.
« A l'heure de mon dernier râle, je sais déjà quelle image je verrai...

Elle se tut un moment, puis soudain plongea un regard empli d'espoir dans les yeux de Maria :

- J'ai confiance en votre travail ! vous également, vous apportez le progrès et subrepticement vous l'imposez, pour le plus grand bien.
« Ils ne seront pas morts en vain !


Honorée remonta chez elle ; elles l'accompagnèrent à sa porte. La vieille femme leur demanda alors sur quoi elles œuvraient. Sophie bouscula Maria. Errant dans le doute de ses songes, elle n'avait pas noté qu'on lui parlait. La doyenne, qui avait remarqué son absence, répéta la question.

- Oh ! Pardon, euh... Su... Sur une découverte épatante, répondit-elle, l'Ignotum.
« Cet après-midi d'ailleurs, je vais à l'Ecole pour réserver une date et organiser très rapidement une conférence à son sujet ; on m'en voudrait énormément si la presse le révélait avant que mes compères ne soient informés...
« Je dois moi aussi rendre visite à mon passé.

- Il n'est pas bien lointain, affirma Honorée. Vous êtes encore si jeune parfois.

La Couleur InconnueOù les histoires vivent. Découvrez maintenant