63 / Approche discrète

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Camille fixait les lattes du pont. Accoudée à l'un des bastingages du bateau, elle ne souriait pas. Elle reprenait lentement le contrôle de son corps, près de touristes inconscients de sa souffrance. Au moment du départ du bateau, elle avait ressenti non seulement la déchirure du Yāasht, mais aussi l'éloignement brusque à son élément. La terre, qui avait eu tant de mal à se laisser dompter, la regrettait maintenant comme une mère qui voit son enfant s'éloigner pour la première fois. Elle lui avait pourtant promis de la retrouver bientôt. Mais à chaque île, même microscopique, Camille sentait son appel presque suppliant. La jeune femme en souffrait énormément...

Elle se tourna vers la silhouette qui ne la quittait plus. Indra, le regard fixé sur l'horizon, semblait perdue dans ses pensées. À moins qu'elle ne soit perdue dans celles des autres. Allez savoir avec elle ? En tout cas, elle n'était pas dans la tête de Camille. Depuis leur première rencontre, la jeune femme pouvait détecter à coup sûr quand la télépathe tentait une incursion en elle. Elle sentait sa présence comme une brise froide et éphémère. À chaque fois, elle la repoussait violemment et Indra grimaçait.

Même si Camille se réjouissait d'être imperméable au don de l'exécutrice, elle n'en restait pas moins sur ses gardes, car si cette dernière ne pouvait rien lui imposer directement, elle avait la capacité d'agir à travers d'autres personnes. Indra demeurait donc une menace à ne pas négliger.

Toutefois, Camille pensait avoir fait le bon choix en acceptant son aide pour fuir l'île. Même si, accrochée à ce bastingage, la jeune femme n'avait jamais été aussi près de regretter une décision qu'elle pensait avoir mûrement réfléchie. Sa souffrance était si intense qu'elle retenait à grand peine ses larmes. Elle serra plus fort la rambarde et les dents.

— On y est presque, murmura Indra près d'elle. Tu vas tenir le coup ? Je croyais que tu ne ressentais pas la douleur du Yāasht.

Camille haussa les épaules. Elle n'avait pas envie de parler de ça avec l'exécutrice. Elle n'avait pas envie de parler tout court. Elle devait se concentrer pour ne pas sombrer.

***

La foule de passagers se déversait sur le quai de manière assez chaotique, rendant Camille nerveuse. Si elle excluait l'île où elle avait été retenue contre son gré, c'était la première fois de sa vie entière qu'elle foulait un sol étranger. Et quel sol ! Singapour, pas moins ! Un nom qui évoquait l'exotisme et le lointain. Un nom qui faisait rêver. Un nom qui rendait réelle son évasion, qui rendait concrète sa fuite.

La ville, qu'elle avait aperçue depuis le pont à l'approche du quai de débarquement, était si époustouflante, que l'excitation d'aborder avait remplacé, momentanément, la douleur qui ne l'avait pas quittée du voyage. Momentanément seulement. La fatigue, le stress et la désorientation l'arrêtèrent sur le quai. Brusquement, la réalité de sa situation la rattrapa. Elle était à l'autre bout du monde. Seule. Sans argent et sans papier.

Les Znūntāks de l'île s'étaient bien gardés de lui rendre le sac qu'elle avait emmené avec elle quand elle avait fui Paris. Elle l'avait bien cherché pendant son séjour, jusqu'à se dire qu'ils ne l'avaient carrément pas amené avec eux sur l'île. Peut-être l'avaient-ils laissé brûler dans la boite de nuit où elle était censée avoir péri ? Elle était donc une clandestine, et il allait falloir qu'elle se débrouille pour rejoindre la France. Pas gagné.

Indra, qui était censée la quitter une fois à terre, l'avait prise par le bras pour l'entraîner dans un endroit tranquille.

— Ça va aller ? Tu as l'air HS... C'est le Yāasht ?

— Non, mentit Camille en raffermissant son attitude. C'est autre chose. Tu peux partir. Je vais me débrouiller.

— C'est le contrecoup d'hier ?

De notre sangWhere stories live. Discover now